Qui en profite, qui en pâtit ?
Théières, bols en plastique, verres en cristal, plateaux en cuivre et inox, jouets, produits alimentaires et d’hygiène, sont autant de marchandises «made in Turkey» qui ont largement trouvé leur place sur les étalages de marchés tels que celui de la Cité Ettahrir et aussi dans les rayons des grandes surfaces en Tunisie. «Des marchandises de bonne qualité par rapport aux produits chinois et moins chers que les produits tunisiens», résume Salah Brahmi, un commerçant cinquantenaire, installé, depuis longtemps, au marché Ettahrir. Assis à côté de son étalage, où peu de produits tunisiens sont exposés, le commerçant semble satisfait puisque les « affaires prospèrent et la clientèle est là. Les feuilletons turcs diffusés sur les chaînes de télé tunisiennes ont fait leur effet. Nous vendons plus grâce à ces séries qui font la promotion de l’industrie et du tourisme turcs ». Montrant du doigt une cocotteminute turque à 150 dinars, alors qu’une cocotte-minute tunisienne coûte 300D, étant de meilleure qualité, il explique à l’agence TAP qu’un trousseau de mariage peut coûter à une jeune fille 20 mille dinars, si elle le constitue uniquement de produits tunisiens, alors qu’elle peut acheter tout ce dont elle a besoin à seulement 4 mille dinars avec des produits turcs».
L’agriculture, un autre secteur touché par l’invasion des produits turcs
Les marchés tunisiens ne sont pas inondés uniquement de produits électroménagers et de vêtements turcs, mais aussi de produits agroalimentaires, dont les graines blanches de tournesol qui ont remplacé les graines noires de tournesol du terroir. Pourtant, ces graines, dites glibettes, vendues grillées avec très peu d’huile et salées constituent des sources de revenus pour plusieurs agriculteurs dans la région de Béja. La culture du tournesol est, également, une pratique très bénéfique pour la culture céréalière, dans la mesure où elle aide à fertiliser les terres, à travers la technique de l’assolement. Naceur Amdouni, céréaliculteur dans la région de Béja et également président de l’Union régionale de l’agriculture et de la pêche (Urap), est opposé à l’importation de graines de tournesol de Turquie. «Les agriculteurs de Béja et de la localité de Mateur, à Bizerte, ont subi d’énormes pertes, suite à l’importation des graines de tournesol blanches. Les superficies cultivées en tournesols ont drastiquement baissé de 24.000 hectares, à seulement 4.000 hectares, et les jours de travail ont chuté de 96%, passant de 180 mille à 6.000 jours ». « Pourquoi nuire à une culture bénéfique à la terre et aux agriculteurs par l’importation de ces graines ? », s’interroge le céréaliculteur, qui pourtant, encourage l’importation de machines agricoles turques parce qu’il les trouve «conformes aux normes européennes et à la portée des agriculteurs». La Tunisie importe aussi de Turquie des presses à huile, des filets antigrêle, des emballages d’exportation....et même un autre produit très prisé par les Tunisiens, les figues séchées. Pourtant le pays est en mesure de produire des figues séchées de meilleure qualité. Samia, fonctionnaire dans une entreprise publique, a l’habitude de les acheter à 10 dinars le kilo. «J’ai remarqué ces derniers jours que ce produit a totalement disparu de nos commerces, cédant la place à des «figues turques», vendues au double du prix, à presque 20 dinars le kilo». La jeune dame estime que c’est une aberration. «C’est une politique qui relève de la colonisation industrielle progressive de la Tunisie», lance-t-elle, révoltée. Abdelkhalek Ajlani, membre du bureau exécutif de l’Utap chargé du partenariat, de l’exportation et de la coopération internationale, estime «qu’il ne faut pas s’inquiéter de l’importation des fruits secs venant de Turquie, mais plutôt des tomates et piments venant de Libye via les circuits de la contrebande». Il a rappelé, dans ce contexte, que l’accord conclu avec la Turquie ne concerne pas les produits agricoles mais plutôt le textile-habillement. La Tunisie et la Turquie ont signé, en novembre 2004, un accord relatif à la création d’une zone de libre échange. Cet accord, entré en vigueur en juillet 2005, a permis un échange commercial d’une valeur d’un milliard de dollars. Aujourd’hui, le déficit commercial avec ce pays est l’un des plus élevés. Selon l’Ins- titut national de la statistique (INS), le déficit s’est aggravé, au cours des 5 premiers mois de 2017, avec la Turquie, pour atteindre 817,2 millions de dinars. Ajlani évoque le souci du contrôle sanitaire des produits importés, relevant que les importations de produits agricoles doivent être soumises à un contrôle sanitaire strict, pour éviter la transmission de maladies telles que le feu bactérien, une maladie qui affecte les poiriers et les pommiers.
Fermeture d’usine à cause de l’envahissement des vêtements «made in Turkey»
Sameh Trabelsi, âgée de 45 ans, propriétaire d’une petite usine de textile sise à Ksar Saïd, se plaint des importations turques qui ont rivalisé avec ses articles vendus sur le marché local et entraîné la baisse de ses commandes auprès des grossistes. Le femme d’affaires qui a une expérience de 17 ans dans le secteur du textile, s’est trouvée dans l’obligation de fermer son usine qui employait 25 ouvrières, à cause de l’envahissement des vêtements turcs. Elle évoque les agissements des grossistes qui «ont jugé opportun d’aller faire du tourisme en Turquie et de développer en même temps leur commerce avec ce pays, en vue d’écouler la marchandise turque sur le marché local». «Depuis l’entrée du prêt-à-porter ‘‘made in Turkey’’ sur le marché tunisien, notre industrie est bloquée, alors que leurs prix sont plus chers que les nôtres et de même qualité. A titre d’exemple, un pull-over provenant de Turquie est vendu à 60 dinars, alors que celui fabriqué en Tunisie, l’est à 35 dinars». Sameh n’a pas perdu espoir pour autant et a relancé depuis quelques mois, son activité de création et de confection d’articles de prêt-à-porter en coton, dans l’espoir de voir son industrie destinée au marché local prospérer de nouveau. De son côté, Mehdi Abdelmoula, président de la chambre syndicale nationale des chaînes de magasins d’habillement, n’est pas favorable à la révision de l’accord de libre échange entre la Tunisie et la Turquie, dans le domaine du textile-habillement, mais estime nécessaire de réfléchir aux moyens d’accéder à ce marché de 80 millions d’habitants, qui ont un pouvoir d’achat deux fois supérieur au nôtre et même plus. «La Tunisie peut profiter du savoirfaire turc dans le domaine du textile, à travers la diplomatie économique, en encourageant des investissements mixtes, notamment pour l’ouverture d’usines de fabrication de tissus en Tunisie, destinés à être exportés vers d’autres pays». Il cite l’exemple de l’Etat algérien qui s’est associé avec un grand groupe turc spécialisé dans le domaine du textile, pour la création d’un complexe industriel (confection, fabrication de tissu, centres de formation...), moyennant un investissement de 200 millions d’euros et qui permettra de créer 20 mille emplois. Pour Abdelmoula, l’industrie textile turque est plus compétitive que la Tunisie, parce que le taux de rendement moyen de l’opérateur turc (90%) est plus élevé que celui tunisien (65%). «Le secteur du textile était au cours des années 90 plus développé en Tunisie qu’en Turquie mais ce pays a réalisé plus d’avancées que nous, grâce à la mise en place d’une approche stratégique incitative qui a favorisé une intégration du secteur et une proximité de toutes les activités annexes (tissu, accessoires, impression....)». «Les problématiques du secteur en Tunisie sont dues à des facteurs liés aux phénomènes d’absentéisme et de manque de productivité. Il y a un problème de mentalité qui n’est pas orienté vers le travail. Il s’agit également de problèmes relatifs au manque de main-d’oeuvre, à sa qualification, à la formation, à l’intégration de toute la filière, ainsi qu’à la commercialisation et au développement de nouveaux marchés d’exportation». «Si la Tunisie a choisi d’être un pays de textile, il faut avoir une réflexion profonde sur le secteur, à travers un changement de l’implantation géographique des zones du textile et des centres de formation ainsi qu’à une intégration du secteur. Le gouvernement doit traiter les problèmes du secteur et prendre de vraies mesures pour sa relance». « Je ne dirais pas qu’il faut préserver l’industrie locale mais il faut préserver l’économie dans son ensemble, y compris l’industrie, la distribution et les services et non l’industrie uniquement au détriment du commerçant ou de l’importateur qui est aussi un opérateur économique », conclut-il.