La Presse (Tunisie)

ENTRETIEN DU LUNDI — MYRIAM BEN SALAH

Une Tunisienne qui brille dans le monde de l’art contempora­in

- Entretien conduit par Alya HAMZA

Madame Ben Salah, pourriezvo­us retracer pour nous votre parcours ?

J’ai grandi à Tunis jusqu’à l’âge de 18 ans, j’ai effectué ma scolarité au lycée Pierre-Mendès France à Mutuellevi­lle. Après le bac je me suis installée à Paris pour faire une classe prépa. Mes objectifs n’étaient pas encore définis ce qui explique peut-être l’hétérogéné­ité de mon parcours : hypokhâgne et khâgne, puis école de commerce et études théâtrales en parallèle. Ce n’est qu’à la fin de mon master à HEC que j’ai commencé à m’intéresser à l’art contempora­in. J’ai rencontré Mark Alizart qui était à l’époque le directeur adjoint du Palais de Tokyo —un centre d’art contempora­in à Paris— et qui m’a prise en stage. Le Palais de Tokyo m’a formée, j’y suis restée 7 ans, occupant différents postes et travaillan­t essentiell­ement avec des artistes à réaliser leurs projets les plus fous. Au fil des années, j’ai également développé une activité curatorial­e indépendan­te et me suis aussi mise à écrire sur l’art. Depuis un an, je suis rédactrice en chef de la revue Kaleidosco­pe, un magazine qui réinscrit l’art contempora­in dans une culture visuelle au sens plus large.

L’art contempora­in est un univers complexe, fermé, élitiste. C’est également un univers en perpétuel mutation qui relève autant de l’art que de la finance. Est-ce difficile d’y accéder, et surtout de s’y maintenir ? En quoi consiste votre mission ?

C’est ce que j’ai toujours entendu sur l’art contempora­in mais mon expérience ne reflète pas cette fermeture. Lorsque j’ai commencé au Palais de Tokyo, je sortais de nulle part, je ne connaissai­s rien ni personne dans le milieu. A force de travail, de curiosité et de rencontres j’ai évolué. Il y a plusieurs acteurs dans cet univers. Bien sûr, si l’on parle du marché il y a une sélection naturelle qui se fait par l’argent. Mais si l’on se place du côté des artistes, des créateurs, et des institutio­ns, je ne pense pas qu’on soit dans ce schéma. Les artistes aujourd’hui ont les mêmes références que tout le monde : ils s’intéressen­t aux séries TV, à la science fiction, à la politique, au tunning. On n’a plus besoin d’avoir fait 10 ans d’histoire de l’art pour comprendre l’art contempora­in. Et la complexité que vous mentionnez vient certaineme­nt de clichés que certains se plaisent à entretenir. Dans les exposition­s que j’organise mais aussi au sein de Kaleidosco­pe, j’essaie en permanence de faire un lien entre la pratique des artistes et la culture populaire, le quotidien, la vie au sens large. Ma mission c’est justement de créer ce lien entre les artistes et le reste du monde, d’organiser leurs oeuvres autour d’une idée, d’un propos qui puisse parler au plus grand nombre.

Dubaï et son Art Fair sont devenus une plate-forme incontourn­able de la scène artistique arabe et islamique qui y a pris ses marques. A partir de là, les jeunes artistes des régions Mena et du Maghreb ont acquis une visibilité internatio­nale. Est-ce un mouvement profond, enraciné, irrépressi­ble, ou une mode alimentée par les événements politiques ?

Il y a effectivem­ent, d’une part, un phénomène de mode. Post11 septembre et post-printemps arabes, il y a eu une corrélatio­n entre situation politique mouvementé­e, production artistique prolifique et intérêt occidental pour l’art de la région. Cet intérêt est également dû à l’avènement des pétrodolla­rs et à la présence de capitaux dans les pays du Golfe qui ont soudain constitué un marché sans précédent. Mais cet intérêt a aussi conduit les artistes de la région à produire en cherchant à répondre à une certaine demande, à certaines attentes venant d’ail- leurs, à une sorte de «commission tacite». Cependant, il y a eu d’autre part un vrai travail de certains artistes et institutio­ns de la région pour construire quelque chose de plus durable, de plus profond, en favorisant une production artistique indépendan­te du regard occidental bien qu’ayant des ambitions internatio­nales. Des lieux et projets comme Ashkal Alwan à Beirut, Ibraaz et la Fondation Lazaar à Tunis, récemment la Fondation Pejman à Téhéran, le magazine Bidoun, mais aussi les biennales de Sharjah, Marrakech, Istanbul ont contribué à créer ce que vous appelez un mouvement profond, en mettant en avant une scène et des artistes dont le travail est rigoureux et l’ambition cosmopolit­e.

Les artistes consacrés par ce prix ont-ils tenu leurs promesses ?

Le plus souvent, Abraaj récompense des artistes qui bénéficien­t déjà d’une certaine reconnaiss­ance. Il ne s’agit pas forcément d’un soutien à des artistes émergents. Ce que le prix apporte est un soutien considérab­le à la production pour passer au niveau supérieur, ce qui est crucial dans le parcours d’un artiste. En ce sens, absolument, les artistes récompensé­s par Abraaj font partie aujourd’hui des plus grands noms de la scène Menasa. De Yto Barrada à Wael Shawky en passant par Rayyane Tabet pour n’en citer que quelques-uns.

Aujourd’hui, on a, semble-t-il, le sentiment que les grands courants qui sous-tendaient l’explosion de l’art arabe s’épuisent. Cette année, à Dubaï, la section d’Art Moderne a drainé plus de monde que celle d’Art Contempo- rain. Qu’en est-il selon vous ?

Je pense au contraire qu’il y a une nouvelle génération d’artistes qui prend la relève et crée quelque chose de nouveau.

La scène artistique tunisienne est particuliè­rement vivace et créative depuis quelques années. Comment la percevez- vous ?

Je dois avouer ne m’être intéressée que récemment à ce qui se passait en Tunisie au niveau artistique. Je me suis tenue à l’écart, sans doute à tort, de la scène locale pendant les années Ben Ali. Il me tarde évidemment de rattra- per le temps perdu, et c’est une responsabi­lité importante pour quelqu’un de ma génération de contribuer à créer des échanges et à hisser les projets tunisiens à un niveau internatio­nal. Effectivem­ent, il est en train de se passer quelque chose d’intéressan­t, grâce aux artistes évidemment dont les pratiques se transforme­nt, mais aussi grâce à des individus et à des lieux qui ouvrent la scène à une vision globale. Je pense aux galeristes comme Selma Feriani ou Lilia Ben Salah, à des mécènes comme Olfa Rambourg, mais aussi à de nouvelles initiative­s et projets de résidences comme Dar Eyquem. Il y a aussi un important travail de revalorisa­tion des oeuvres d’artistes plus âgés qui sont le socle de la scène tunisienne. Je pense à Jalel Ben Abdallah, Abdellaziz Gorgi, ou Ali Bellagha par exemple.

Lorsque j’ai commencé au Palais de Tokyo, je ne connaissai­s rien ni personne dans le milieu. A force de travail, de curiosité et de rencontres, j’ai évolué

Je pense au contraire qu’il y a une nouvelle génération d’artistes qui prend la relève et crée quelque chose de nouveau

J’essaie en permanence de faire un lien entre la pratique des artistes et la culture populaire, le quotidien, la vie au sens large

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