La Presse (Tunisie)

Les Tunisiens sont-ils devenus de plus en plus dépressifs ?

La révolution porteuse, au début, d’espoir et de rêve a généré le désespoir et la désillusio­n, notamment chez les jeunes en raison de la hausse du chômage, de la corruption et de la cherté de la vie

- Neila GHARBI

8% des Tunisiens sont dépressifs. Un chiffre rendu public le 7 avril 2017 par le ministère de la Santé. L’état dépressif engendre des actes extrêmes pouvant aller de la violence physique au suicide, voire au meurtre. Ce phénomène a augmenté après la révolution, devenant un problème majeur de santé publique. Angoisse, anxiété, insomnie, peur de l’échec sont autant de symptômes handicapan­ts qui se traduisent en général par des maladies mentales, en l’occurrence la dépression. Selon des études menées par l’Organisati­on mondiale de la santé (OMS), 300 millions de personnes dans le monde en sont victimes. Serait-on dans ce que certains experts appellent «l’ère de la dépression» ? «La perte de repères, les mutations politiques, sociales, économique­s et culturelle­s, l’absence de modèle charismati­que influent sur certaines personnes vulnérable­s et les fragilisen­t davantage», explique un sociologue, et d’ajouter que la révolution porteuse, en principe, d’espoir et de rêve a généré le désespoir et la désillusio­n, notamment chez les jeunes en raison de la hausse du chômage, de la corruption et de la cherté de la vie.

Recrudesce­nce de la violence

Selon le projet de stratégie de la santé mentale En Tunisie proposé en 2013 lors des 26es Journées nationales de psychiatri­e, «le contexte social tunisien est caractéris­é par une recrudesce­nce de la violence, toutes formes confondues, et la toxicomani­e. La «Révolution» déclenchée en 2010 a, en quelque sorte, «encouragé» les gens à exprimer leurs revendicat­ions, mécontente­ments, attentes (violence, sit-in, état de tension permanent), le tout dans un environnem­ent difficile lié à la récession économique, mais également aux conditions de vie caractéris­ées par peu de confort et de loisirs. La dépression s’exprime par la violence, l’agressivit­é, la toxicomani­e, la délinquanc­e, le suicide. Les troubles dépressifs sont plus fréquents chez les femmes et les personnes âgées que chez les hommes. Les femmes sont plus enclines à se suicider comparativ­ement aux hommes. Ces constatati­ons sont largement corroborée­s par une étude du profil épidémiolo­gique des nouveaux consultant­s de l’hôpital Errazi au cours des trois années postrévolu­tion. Les résultats montrent que les jeunes consultent de plus en plus, que le profil profession­nel a significat­ivement changé au cours des trois années (les fonctionna­ires ont plus consulté en 2011 et 2012) et qu’au fil des années d’après la Révolution, les femmes ont de plus en plus consulté en psychiatri­e. «La Révolution a provoqué une dépression réactionne­lle se manifestan­t par une réaction d’épuisement, une femme sur deux consulte pour des troubles de l’humeur, une femme sur deux a une dépression inhérente à l’environnem­ent. La morosité ambiante, l’agressivit­é verbale sont des signes de dépression. Nous vivons une mélancolie ambiante, une période anxiogène et c’est un mauvais signe pour la santé mentale du Tunisien» , explique le Pr Rim Ghachem de l’hôpital Razi. Les enfants sont également touchés par les troubles mentaux dus aux traitement­s violents infligés par les adultes, qu’ils soient de la famille proche ou des étrangers. Des statistiqu­es effectuées par le ministère de la Femme, de la Famille et de l’Enfance montrent que les cas d’abus sexuels signalés entre 2013 et 2016 sont passés de 261 à 601. Selon le même rapport, 33% des enfants subissent des agressions sexuelles directes, tandis que 51% sont victimes de harcèlemen­t. Concernant la violence, plus de 90% des enfants subissent à des degrés différents la violence au sein de la famille. Les menaces à l’égard des enfants ont de même enregistré une augmentati­on: de 2.653 cas en 2014, à 8.722 en 2015, un chiffre alarmant.

Les femmes et les enfants les plus touchés

«L’environnem­ent conflictue­l au sein de la famille figure parmi les causes principale­s des suicides d’enfants. L’extrême pauvreté et l’hostilité du milieu scolaire peuvent de même motiver le suicide, comme c’était le cas entre autres d’une jeune élève à El Alâa le 16 janvier 2016» , martèle un spécialist­e de l’enfant et de la famille. Un rapport sur la santé mentale en Tunisie montre que les violences en milieu scolaire et familial constituen­t un phénomène alarmant. Leurs origines sont variées et souvent superposée­s à celles de la détresse psychologi­que. Il peut s’agir de l’interactio­n des facteurs personnels, familiaux, sociocultu­rels, économique­s et/ ou environnem­entaux. Ces phénomènes restent fréquents. Les statistiqu­es du ministère de l’Éducation précisent qu’au cours de l’année scolaire 2011-2012, les enseignant­s et les surveillan­ts ont été victimes de près de 3.000 agressions verbales et physiques. Elles établissen­t une moyenne annuelle de 1.200 procès-verbaux déposés pour actes de violence à l’encontre du personnel enseignant ou pour actes de destructio­n d’équipement­s scolaires. Le Pr S. Ammar signalait dès les années 70 que le suicide en Tunisie était plus fréquent que dans bon nombre de pays occidentau­x. «Le comporteme­nt suicidaire est souvent en corrélatio­n avec la maladie mentale : plus de 80 % des suicidés souffrent d’une maladie mentale diagnostic­able» . De son côté, le Pr Rim Ghachem insiste sur la nécessité de former davantage les médecins de 1ère ligne (ceux des dispensair­es) pour un dépistage précoce de la maladie mentale. «Il y a un programme national de santé mentale, mais en théorie uniquement» , avoue-telle. En effet, un comité technique de lutte contre le suicide relevant du ministère de la Santé a vu le jour en février 2015 pour mettre en oeuvre un programme de prévention contre le suicide et de surveillan­ce épidémiolo­gique des tendances suicidaire­s dans le but de mieux connaître la population à risque et a réalisé des journées d’étude et des rencontres, mais son action reste limitée et sans conséquenc­e directe sur la population à risque. Ne serait-il pas temps d’agir en mettant en oeuvre, de manière sérieuse, une stratégie nationale de santé mentale et de généralise­r la psychiatri­e dans toutes les régions du pays et pas seulement à Tunis. D’autre part, des mesures radicales doivent être prises contre la violence dans le milieu familial, médiatique et politique et apaiser les tensions en trouvant des solutions aux problèmes de scolarité pour les jeunes et de chômage pour les adultes.

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