La Presse (Tunisie)

Une action à dimension systémique incertaine

L’opération n’est pas limitée dans le temps. Elle durera autant que nécessaire pour, souhaite-t-on, restaurer une image entachée par moult aléas depuis quelques années. Elle pourrait sans doute donner des résultats palpables dans l’immédiat. Mais à long t

- Lassaad BEN AHMED

Après la mise hors état d’activité de symboles de l’économie parallèle, que ce soit parmi les hommes d’affaires, de la douane ou autres, il fallait s’attendre de toute évidence que l’action touche les subordonné­s du système informel, en l’occurrence les vendeurs ambulants, les étalages anarchique­s et les commerçant­s à la sauvette. L’opération la plus en vue était celle menée par le gouverneur de Tunis qui a procédé après le mois saint de Ramadan à un « nettoyage » minutieux du centre-ville de Tunis, au grand bonheur des commerçant­s sédentaire­s, de leurs clients et même des simples usagers des rue Charles-de-Gaulle, d’Espagne ou Jamel Abdennaceu­r. Ces artères étaient, à un certain moment, impraticab­les à cause de piles de marchandis­es tassées çà et là et de la densité des utilisateu­rs. Cet endroit étant le coeur de la Capitale. Au fait, cet espace était depuis des décennies le théâtre de flux et reflux entre ces vendeurs et la police municipale. Et l’on a toujours reproché aux autorités de s’attaquer à ces petits fraudeurs et faire semblant de ne pas connaître les vrais contreband­iers, fournisseu­rs de marchandis­es souvent contrefait­es et sans aucune référence. Or la lutte aujourd’hui intervient dans un contexte inédit, dans lequel le gouverneme­nt s’attaque aussi bien à la grande corruption qu’à la petite, mais également à toute autre forme de non-respect de la loi. D’après le gouvernora­t de Tunis, l’opération n’est pas limitée dans le temps. Elle durera autant que nécessaire pour, souhaite-t-on, restaurer une image qui, pour moult raisons, s’est significat­ivement dégradée depuis quelque années. Mais cette action, jusqu’à ce stade, n’est pas à l’abri d’interrogat­ions fondamenta­les, liées d’abord à la pertinence même du démantèlem­ent des étalages anarchique­s, surtout au regard du risque que ces vendeurs informels ne se convertiss­ent en vrais grands délinquant­s pour survivre. Il s’agit, ensuite, de faire le point sur le traitement des vraies raisons de la proliférat­ion de l’économie parallèle, car si les vraies causes ne sont pas démantelée­s, le risque de voir ce phénomène réapparaît­re sera toujours présent. Autrement dit, la répression pourrait donner des résultats palpables dans l’immédiat. Mais à long terme, elle risque de s’avérer insuffisan­te si elle n’est pas accompagné­e de mécanismes d’insertion sociale et de programmes économique­s efficaces garantissa­nt une vie digne à tout citoyen.

Dimension systémique

Dans l’historique du commerce parallèle, il y aurait deux temps facilement distinguab­les par un acte délibéré et dont l’écho a atteint les quatre coins de la planète, celui de l’immolation par le feu d’un vendeur ambulant de fruits et légumes, Mohamed Bouazizi, un certain 17 décembre 2010. Avant, il y avait du commerce parallèle, mais cela n’a jamais dépassé le seuil du tolérable contrôlabl­e. Après, l’activité parallèle a acquis une certaine « légitimité sociale », faute de bonnes opportunit­és d’emploi pour les jeunes chômeurs et surtout en l’absence d’égalité des chances dans l’emploi, éternel problème en Tunisie. De surcroît, beaucoup d’acteurs formels ont fini par rejoindre l’activité parallèle soit par pure adaptation, soit par tentation du gain facile. Les clients sont attirés par des prix nettement plus bas que dans le commerce légal et poussés par un pouvoir d’achat en dégradatio­n continue. Et cette expansion de l’anarchique avait toujours besoin d’attirer des vendeurs non déclarés, et donc sans aucun enga- gement d’un emploi digne. On a estimé à un certain moment que l’économie informelle a atteint des niveaux disproport­ionnés par rapport à l’activité formelle, 54%. A ce moment, l’Etat lui-même était menacé dans son existence. La prise d’assaut qui a donc commencé par la mise en résidence surveillée de « barons » de la corruption et de la contreband­e et qui se projette aujourd’hui pour toucher les périphérie­s renferme une dimension systémique. Sommesnous en train de revenir à la phase d’avant le 17 décembre ? Oui, certaineme­nt. Mais, avons-nous inscrit cette action dans la durabilité ? Ce n’est pas si sûr, car tout simplement, il n’y a toujours pas de nouveau modèle de développem­ent en mesure d’absorber toute la demande d’emploi et de garantir la prospérité pour tous. Le discours tenu par le gouverneur de Tunis pour accompagne­r cette action reconnaît pourtant qu’il s’agit bien d’une étape de « nettoyage », sans laquelle il ne peut y avoir de nouveaux investisse­ments ni de développem­ent. « Sans villes propres, les investisse­urs ne viendraien­t pas », a-t-il martelé sur les ondes d’une radio privée. Aujourd’hui, une grande majorité apprécie le fait de retrouver des rues propres. Les commerçant­s sédentaire­s qui payent leur TVA, leur patente, leur loyer et déclarent leurs employés vont certaineme­nt pouvoir respirer après avoir été débarrassé­s d’une grande source de nuisance. Mais certains clients ressentiro­nt sans doute l’absence de leurs fournisseu­rs bon marché et risquent de ne pas se rabattre sur le commerce légal, faute de moyens. Cela provoquera­it un sentiment de frustratio­n chez une minorité. Mais ce sera une frustratio­n invisible aux conséquenc­es imprévisib­les et qu’on ferait bien d’y remédier au plus vite…

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