Où est passé le livre ?
Peut-t-on parler de politique culturelle sans évoquer la situation du livre et de l’édition? Chez nous, le livre et la lecture sont totalement absents du débat public depuis toujours ! Il est grand temps de faire de la lecture et du livre un axe majeur du développement. Il s’agit de faire en sorte que le plus grand nombre de citoyens prenne conscience de toutes les possibilités de formation, d’information et de plaisir qu’offre la lecture. Au même titre que le langage, la lecture est essentielle pour tisser le lien social. On doit faire de la lecture une véritable pratique culturelle, en faciliter l’accès à tous les citoyens Une politique du livre et de la lecture, trop longtemps délaissée, négligée doit être mise en oeuvre. Au ministère de la Culture cohabitent trois directions aux affaires culturelles. Une direction pour le théâtre, une deuxième pour le cinéma, une troisième pour la musique. Rien pour le livre ! Ce qui nuit, gravement, à la diversité de la création, dont le ministère de la Culture est seul comptable et garant.
En France, au ministère de la Culture existe une direction générale des médias et des industries culturelles qui encadre un service du livre et de la culture, assure un rôle d’évaluation et de réglementation dans le domaine de la chaîne du livre, et en particulier dans les champs de la librairie et de l’édition et de la lecture publique. Le service du livre et de la lecture promeut le livre et la lecture auprès des innombrables bibliothèques disséminées à travers la France. Ces bibliothèques sont cogérées avec les municipalités, et constituent une véritable industrie du livre ; alors que chez nous les municipalités se fichent de la culture comme d’une guigne, a fortiori le livre, qui est une denrée totalement étrangère à leurs préoccupations. La palme de ce déni culturel revient à la municipalité de Tunis, sous le joug de sa «délégation provisoire». Résumons : le livre est une urgence culturelle majeure ! Faut-ils reprendre ce que ne cessent de répéter les philosophes de tous les temps, les éducateurs, et autres pédagogues, que le livre et la lecture sont des viatiques nécessaires à la formation de l’humanité de l’homme. Le livre est par excellence l’outil individuel, l’informateur partout disponible, le compagnon fidèle de la quête personnelle. Le livre est le plus grand libérateur de l’humain. Si nous avions su initier nos jeunes à la lecture et à l’amour du livre, ils ne se seraient pas livrés corps et âmes, proies faciles, aux faux dévots, charlatans barbares, adorateurs incultes du néant et de la destruction, et qui sévissent dans nos quartiers, sur nos places publiques, gangrénant jusqu’à la plupart de nos institutions éducatives,
Faute de politique efficace autour du livre, et pour lutter contre l’érosion de la lecture en particulier chez les jeunes, il faut espérer beaucoup de l’initiative privée qui s’apparente au mécénat qui fait espérer une esquisse de solution pour empêcher que le livre ne sombre dans un catastrophique déni. Pour le moment, l’action remarquée est celle du Prix Aboul Kacem Chebbi fondé en 1984 par la Banque de Tunisie (afin de célébrer le centenaire de la Banque elle-même fondée en 1884), sous la houlette de son prestigieux président de l’époque, Aboubakeur Mabrouk, intellectuel de grande envergure, historien, agronome, amoureux des lettres arabes et initiateur du prix, en compagnie de Ahmed Abdessalam Fondateur de l’Université tunisienne et alors président de Beit al-Hikma, Abderrazak Rassaâ, ex-P.D.G. de la Banque de Tunisie, ancien professeur de français au Lycée Carnot, ancien ministre des finances (ayant eu l’audace de démissionner du temps de Bourguiba) ; de Tahar Guiga, alors directeur de Centre culturel international d’Hammamet, et enfin de Ezzeddine Madani, instigateur de l’avant-garde littéraire des années 1960-70-80 et ancien directeur des festivals internationaux. La mise en fonction du Prix date de 1986. Entre-temps une belle initiative a été prise sous la houlette de Aboubakeur Mabrouk : une prestigieuse édition d’un livre album, en guise d’anthologie des poèmes de Chebbi, illustré par nos plus éminents artistes peintres, notamment Zubeir Turki, Amar Farhat, Hatek Elmekki entre autres. Suite à la suggestion de Ezzeddine Madani, la calligraphie du recueil a été confiée au calligraphe du Coran de la République Tunisienne Mizouni Msalmi. Pour l’anecdote, la calligraphie de Msalmi s’inspire du style «thulthi» dont l’inventeur fut Ali ibn Al Baoueb au Xe siècle. On rapporte que le calife Al Qa’im subjugué par la beauté du tracé calligraphique du Coran accompli par Al Baouab, ordonna qu’on lui coupât la main, afin de sauvegarder l’exclusivité calligraphique à ce Coran… Comme quoi, des fois, la beauté génère une atroce barbarie. La marque déposée de l’implacable héritage de la rugosité et de la rudesse islamiste inhumaine
Une introduction au style recherché d’une belle rigueur présente le recueil, sous la plume de Ezzeddine Madani.
A la mort de Tahar Guiga, son adjoint, Ezzeddine Madani assura la relève, pour se voir chargé de la présidence du Prix suite à la disparition de Aboubakeur Mabrouk.
Après quatre années d’absence, enfin un accord vient d’être signé par la Banque de Tunisie et le ministère de la Culture pour reconduire le Prix. L’occasion est trop belle pour ne pas attirer l’attention sur les rares institutions bancaires qui consentent, malgré tout, un effort pour soutenir la création. Ces banques, conscientes des enjeux réels, savent que, pour résister à la bêtise, au dogmatisme aveugle et sévissant, il faut consolider l’intelligence et l’esprit pour assurer la paix civile. Rares sont les institutions bancaires qui osent sauter le pas, à l’instar de la Banque de l’Habitat… On en reparlera.