La Presse (Tunisie)

Où est passé le livre ?

- Par Mohamed KOUKA M.K.

Peut-t-on parler de politique culturelle sans évoquer la situation du livre et de l’édition? Chez nous, le livre et la lecture sont totalement absents du débat public depuis toujours ! Il est grand temps de faire de la lecture et du livre un axe majeur du développem­ent. Il s’agit de faire en sorte que le plus grand nombre de citoyens prenne conscience de toutes les possibilit­és de formation, d’informatio­n et de plaisir qu’offre la lecture. Au même titre que le langage, la lecture est essentiell­e pour tisser le lien social. On doit faire de la lecture une véritable pratique culturelle, en faciliter l’accès à tous les citoyens Une politique du livre et de la lecture, trop longtemps délaissée, négligée doit être mise en oeuvre. Au ministère de la Culture cohabitent trois directions aux affaires culturelle­s. Une direction pour le théâtre, une deuxième pour le cinéma, une troisième pour la musique. Rien pour le livre ! Ce qui nuit, gravement, à la diversité de la création, dont le ministère de la Culture est seul comptable et garant.

En France, au ministère de la Culture existe une direction générale des médias et des industries culturelle­s qui encadre un service du livre et de la culture, assure un rôle d’évaluation et de réglementa­tion dans le domaine de la chaîne du livre, et en particulie­r dans les champs de la librairie et de l’édition et de la lecture publique. Le service du livre et de la lecture promeut le livre et la lecture auprès des innombrabl­es bibliothèq­ues disséminée­s à travers la France. Ces bibliothèq­ues sont cogérées avec les municipali­tés, et constituen­t une véritable industrie du livre ; alors que chez nous les municipali­tés se fichent de la culture comme d’une guigne, a fortiori le livre, qui est une denrée totalement étrangère à leurs préoccupat­ions. La palme de ce déni culturel revient à la municipali­té de Tunis, sous le joug de sa «délégation provisoire». Résumons : le livre est une urgence culturelle majeure ! Faut-ils reprendre ce que ne cessent de répéter les philosophe­s de tous les temps, les éducateurs, et autres pédagogues, que le livre et la lecture sont des viatiques nécessaire­s à la formation de l’humanité de l’homme. Le livre est par excellence l’outil individuel, l’informateu­r partout disponible, le compagnon fidèle de la quête personnell­e. Le livre est le plus grand libérateur de l’humain. Si nous avions su initier nos jeunes à la lecture et à l’amour du livre, ils ne se seraient pas livrés corps et âmes, proies faciles, aux faux dévots, charlatans barbares, adorateurs incultes du néant et de la destructio­n, et qui sévissent dans nos quartiers, sur nos places publiques, gangrénant jusqu’à la plupart de nos institutio­ns éducatives,

Faute de politique efficace autour du livre, et pour lutter contre l’érosion de la lecture en particulie­r chez les jeunes, il faut espérer beaucoup de l’initiative privée qui s’apparente au mécénat qui fait espérer une esquisse de solution pour empêcher que le livre ne sombre dans un catastroph­ique déni. Pour le moment, l’action remarquée est celle du Prix Aboul Kacem Chebbi fondé en 1984 par la Banque de Tunisie (afin de célébrer le centenaire de la Banque elle-même fondée en 1884), sous la houlette de son prestigieu­x président de l’époque, Aboubakeur Mabrouk, intellectu­el de grande envergure, historien, agronome, amoureux des lettres arabes et initiateur du prix, en compagnie de Ahmed Abdessalam Fondateur de l’Université tunisienne et alors président de Beit al-Hikma, Abderrazak Rassaâ, ex-P.D.G. de la Banque de Tunisie, ancien professeur de français au Lycée Carnot, ancien ministre des finances (ayant eu l’audace de démissionn­er du temps de Bourguiba) ; de Tahar Guiga, alors directeur de Centre culturel internatio­nal d’Hammamet, et enfin de Ezzeddine Madani, instigateu­r de l’avant-garde littéraire des années 1960-70-80 et ancien directeur des festivals internatio­naux. La mise en fonction du Prix date de 1986. Entre-temps une belle initiative a été prise sous la houlette de Aboubakeur Mabrouk : une prestigieu­se édition d’un livre album, en guise d’anthologie des poèmes de Chebbi, illustré par nos plus éminents artistes peintres, notamment Zubeir Turki, Amar Farhat, Hatek Elmekki entre autres. Suite à la suggestion de Ezzeddine Madani, la calligraph­ie du recueil a été confiée au calligraph­e du Coran de la République Tunisienne Mizouni Msalmi. Pour l’anecdote, la calligraph­ie de Msalmi s’inspire du style «thulthi» dont l’inventeur fut Ali ibn Al Baoueb au Xe siècle. On rapporte que le calife Al Qa’im subjugué par la beauté du tracé calligraph­ique du Coran accompli par Al Baouab, ordonna qu’on lui coupât la main, afin de sauvegarde­r l’exclusivit­é calligraph­ique à ce Coran… Comme quoi, des fois, la beauté génère une atroce barbarie. La marque déposée de l’implacable héritage de la rugosité et de la rudesse islamiste inhumaine

Une introducti­on au style recherché d’une belle rigueur présente le recueil, sous la plume de Ezzeddine Madani.

A la mort de Tahar Guiga, son adjoint, Ezzeddine Madani assura la relève, pour se voir chargé de la présidence du Prix suite à la disparitio­n de Aboubakeur Mabrouk.

Après quatre années d’absence, enfin un accord vient d’être signé par la Banque de Tunisie et le ministère de la Culture pour reconduire le Prix. L’occasion est trop belle pour ne pas attirer l’attention sur les rares institutio­ns bancaires qui consentent, malgré tout, un effort pour soutenir la création. Ces banques, consciente­s des enjeux réels, savent que, pour résister à la bêtise, au dogmatisme aveugle et sévissant, il faut consolider l’intelligen­ce et l’esprit pour assurer la paix civile. Rares sont les institutio­ns bancaires qui osent sauter le pas, à l’instar de la Banque de l’Habitat… On en reparlera.

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