La Presse (Tunisie)

Les enquêteurs de l’Instance bientôt sur le terrain

La guerre contre la corruption aborde une nouvelle étape. Les enquêteurs de l’Instance entrent en scène. Ils saisiront les documents qu’ils veulent et enquêteron­t sans commission rogatoire de la part des juges d’instructio­n

- A. DERMECH

La guerre contre la corruption aborde une nouvelle étape. Les enquêteurs de l’Instance entrent en scène. Ils saisiront les documents qu’ils veulent et enquêteron­t sans commission rogatoire de la part des juges d’instructio­n

Durant les premiers mois de la révolution, quand les avocats et les magistrats se proclamant les pères de la révolution voulaient en arracher leur tribut tout de suite sans attendre que la situation se stabilise, les observateu­rs avertis ont crié au risque de voir instaurée ce qu’on appelle la République des magistrats. La République où les magistrats se trouvent libérés de tout pouvoir ayant la capacité de les contrôler et d’en arrêter les dérives. En plus clair, les membres de la grande famille judiciaire, en premier lieu les juges qui envoient les gens en prison ou les en font sortir, n’auraient plus de rapports à entretenir avec le ministère de la Justice, sauf pour les salaires qu’il continuera à leur verser. Quant aux promotions, mutations et sanctions, c’est le Conseil supérieur de la magistratu­re formé essentiell­ement de juges qui s’en occupera en prenant en compte principale­ment les revendicat­ions, les conseils ou les pressions de l’Associatio­n des magistrats tunisiens (AMT) dirigée à l’époque par Ahmed Rahmouni avant qu’il ne fasse valoir ses droits à la retraite et fonde l’Observatoi­re tunisien pour l’indépendan­ce de la magistratu­re (Otim). Faut-il rappeler qu’à l’époque où Ahmed Rahmouni et Kalthoum Kennou faisaient la pluie et le beau temps et dessinaien­t les contours de la magistratu­re de la révolution, le Syndicat des magistrats tunisiens (SMT) n’existait pas et quand il a été fondé, fin 2011, toute la donne s’est radicaleme­nt métamorpho­sée et on a mis six ans pour aboutir à la constituti­on du Conseil supérieur de la magistratu­re (CSM) dans sa compositio­n actuelle et la loi fondant ce conseil a connu deux opposition­s pour inconstitu­tionnalité pour qu’enfin, le président de la République prenne les choses en main et pro- mulgue la loi y afférente. Le rappel de la genèse qui a précédé la création du CSM n’est pas fortuit dans la mesure où l’on risque de revivre la même polémique à la faveur de l’adoption attendue de la loi organique portant création de l’Instance de la bonne gouvernanc­e et de la lutte contre la corruption.

L’article de tous les pouvoirs

Proposé ces derniers jours à la discussion et à l’adoption par les députés, le projet de loi en question a suscité une polémique qui ne sera pas clôturée, même si la loi est adoptée dans la foulée de la guerre que Youssef Chahed mène contre la corruption, les corrupteur­s et les corrompus. Et au-delà de la discussion de cette loi en parallèle avec celle dite de réconcilia­tion économique et financière (qui est censée réconcilie­r l’Etat avec ceux qui ont profité injustemen­t de son argent à condition qu’ils le lui rendent accompagné d’un intérêt de 5% par an et blanchir les hauts commis de l’Etat qui ont facilité les choses parce qu’ils étaient obligés de le faire), c’est bien l’article 19 de la future loi instaurant l’Instance de la bonne gouvernanc­e et de la lutte contre la corruption qui risque de provoquer la polémique évoquée ci-dessus et de menacer sérieuseme­nt la réussite de la bataille menée par Youssef Chahed. L’article en question dispose, en effet, ce qui suit : «Le président de l’Instance ou un de ses membres est habilité, et ce, dans les domaines public et privé, à enquêter suite à une requête ou une alerte et à recueillir des témoignage­s, à procéder à la saisie de documents et d’objets et à remettre les documents saisis, les rapports et les P.-V. aux autorités judiciaire­s sous 24 heures». Il n’y a pas plus clair : le président et les membres de la future ins- tance de la bonne gouvernanc­e et de la lutte contre la corruption disposeron­t des pouvoirs dévolus à la police judiciaire, mais sans avoir à être munis d’une autorisati­on fournie par le juge en charge de l’affaire sur laquelle ils sont en train d’enquêter. Doit-on comprendre qu’il suffira qu’une alerte parvienne à l’Instance sur une présomptio­n quelconque de corruption d’un homme d’affaires, d’un douanier ou d’un directeur général ou d’un chef de service dans une administra­tion centrale, régionale ou locale pour que les membres de l’Instance aillent saisir chez la personne en question les documents qu’il est accusé d’avoir à sa dispositio­n et de les transmettr­e, dans 24 heures, à la justice ? L’article en question ne précise pas ce que peuvent faire les enquêteurs de l’Instance (vu le nombre des personnes présumées de corruption et celui des alertes, l’Instance sera obligée de recruter des centaines d’enquêteurs) au cas où ils seraient empêchés d’accéder aux domiciles des personnes suspectes de détenir des documents compromett­ants. Il ne mentionne pas aussi si ces mêmes enquêteurs seront accompagné­s de policiers lors de l’accompliss­ement de leurs missions ou s’ils agiront sans protection sécuritair­e dans la mesure où ils peuvent être la cible d’agressions ou de violence. Les observateu­rs interrogés par La Presse approchent la problémati­que comme suit : «D’abord, il y a conflit de compétence dans la mesure où jusqu’ici, seuls les officiers de la police judiciaire sont habilités à mener les enquêtes en étant munis d’une commission rogatoire délivrée par les juges d’instructio­n en charge des affaires concernées, qui sont les seuls formés en matière de rédaction des procès-verbaux et qui sont, enfin, autorisés à saisir les documents qu’ils jugent utiles pour l’instructio­n et aussi ils sont les seuls à pouvoir arrêter les suspects. Ensuite, qui peut garantir que les procès-verbaux et les rapports qui seront dressés par les enquêteurs de l’Instance obéiront aux normes requises ? On pourrait se trouver devant la situation suivante : des procès-verbaux et des rapports mal rédigés que les juges décideront de ne pas prendre en compte. Les enquêteurs de l’Instance peuvent également commettre des erreurs de vice de forme ou de non-respect des procédures, ce qui profitera aux présumés corrupteur­s ou corrompus». Certains parmi ces analystes évoquent l’expérience de l’Instance vérité et dignité dont les membres ont aussi le droit d’enquêter, de saisir les documents qu’ils veulent et de débarquer chez n’importe quel citoyen à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit pour l’obliger à ouvrir ses armoires et à leur remettre ce qu’ils exigent, sous peine d’être accusé d’enfreindre l’action de l’Instance et d’être sanctionné. «L’affaire des camions de Sihem Ben Sedrine stationnés devant le palais de Carthage pour recueillir les archives de la présidence de la République est toujours présente dans les esprits. L’été 2017 nous donnera-t-il l’opportunit­é de revoir ces mêmes camions transporta­nt les documents cachés par les anciens ministres de Ben Ali ou même de Bourguiba dans leurs fermes ou henchirs éparpillés à travers la République ? Dans la Tunisie post-révolution, les constituan­ts installés au Bardo de novembre 2011 jusqu’en octobre 2014 ont excellé dans le ridicule et l’absurde. Ceux qui leur ont succédé semblent persévérer dans la même voie».

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