La Presse (Tunisie)

« Positionne­r la Tunisie comme un partenaire sécuritair­e fiable »

Sur le court terme, un des objectifs est de convaincre les sénateurs et congressme­n de la nécessité de revoir à la hausse les budgets de 2018 (en particulie­r militaire- et de le faire passer de crédits en dons) et d’intégrer la Tunisie dans les plans d’in

- Propos recueillis par J.CHATTY

Quelle lecture faites-vous des relations tuniso-américaine­s ?

L’évolution démocratiq­ue dans notre pays a permis aux relations tuniso-américaine­s de se développer pour atteindre un niveau qui n’a probableme­nt jamais été atteint depuis les années 60. La Tunisie a réussi, de par le travail de sa diplomatie, de son secteur privé et de sa société civile, à construire une relation privilégié­e avec la précédente administra­tion et à acquérir un statut d’allié majeur. Le challenge sous Obama était de traduire le fort soutien politique en un soutien économique à même de catalyser l’engagement de la Tunisie envers la démocratie. La Tunisie a bénéficié d’un support économique et militaire relativeme­nt important (à hauteur de $177M en 2017), de 3 garanties de prêt de $500M et du lancement de programmes majeurs dans l’investisse­ment (Tunisian American Enterprise Fund) et dans l’infrastruc­ture (Millenium Challenge Corporatio­n). Avec l’avènement de l’administra­tion Trump, la donne a changé parce que les priorités ont changé mais également parce que la transition démocratiq­ue tunisienne semble devenir un peu « monotone » et suscite moins d’intérêt de la part de l’administra­tion, des centres de réflexion (think tanks) et des médias aux Etats-Unis. Certes les Etats-Unis continuent à soutenir la démocratie mais les objectifs clairement affichés sont ceux de la sécurité, de la lutte contre le terrorisme et d’une politique relativeme­nt isolationn­iste (America First). La conséquenc­e palpable de ce changement se fait sentir dans le budget proposé par l’administra­tion au Congrès pour 2018, et qui propose une diminution du support destiné à la Tunisie de 67%. Ceci est bien entendu la propositio­n de l’administra­tion et elle est encore sujette à l’appro- bation du Congrès qui, à travers les déclaratio­ns de quelques-uns de ses membres, en particulie­r la congresswo­man républicai­ne Ileana Ros-Lehtinen qui préside le comité MENA de la commission des affaires étrangères ou le sénateur démocrate Chris Murphy, ont laissé entendre que ce budget allait être revu à la hausse Il est intéressan­t de noter que ce même budget ne réduit pas l’aide militaire américaine à l’Egypte ou à la Jordanie, et qu’il augmente même l’aide économique destinée à des pays comme l’Irak ou la Libye. Il faut dire côté américain que c’est un phénomène général de réduction des budgets vers l’extérieur (bien que des exceptions existent comme celles mentionnée­s cidessus), que cette administra­tion est transactio­nnelle, fonctionne en termes de « deals », mais que la Tunisie, de son côté, a aussi du mal à faire passer un message qui réponde aux nouvelles priorités de l’administra­tion américaine.

Justement, l’exercice de Youssef Chahed à Washington va être compliqué: plaider la cause de la Tunisie auprès d’une administra­tion qui a pour slogan «America First» ne va pas être simple. Quel argumentai­re développer, surtout que l’administra­tion américaine prévoit une réduction drastique de son aide militaire ? D’abord, comme principe général, je suis convaincu que la Tunisie se doit de compter sur elle-même. Mais, dans la mesure où la Tunisie a besoin de partenaire­s étrangers dans les domaines sécuritair­e et économique et parce que nous sommes traditionn­ellement un pays ouvert aux alliances et aux partenaria­ts, nous pouvons dire qu’une importante opportunit­é se présente à Youssef Chahed de positionne­r la Tunisie comme partenaire clé des Etats-Unis. L’argumentai­re doit être simple : pour les Etats-Unis et ses alliés, la Tunisie peut être un partenaire stratégiqu­e et fiable dans une région difficile, un partenaire important pour la sécurité nationale des Etats-Unis. En outre, la Tunisie peut devenir un exemple positif pour la région. De ce fait, la coopératio­n militaire doit s’accentuer mais également pallier les causes profondes de l’extrémisme, comme le chômage et le manque d’opportunit­és. En aidant la Tunisie dans les domaines économique et sécuritair­e, elle peut être un partenaire clé pour la résolution de conflits et la lutte contre le terrorisme dans la région. Susciter l’intérêt de nos partenaire­s américains dépendra de notre capacité à nous positionne­r comme un atout pour l’Amérique avec une administra­tion transactio­nnelle. Il faut donc recalibrer notre propositio­n de valeur pour coller plus aux priorités du moment—en particulie­r, positionne­r la Tunisie moins comme une démocratie émergente, mais plus comme un partenaire sécuritair­e fiable qui apporte une valeur ajoutée dans la lutte contre le terrorisme, dans la résolution des conflits régionaux (Libye, Golfe…). La Tunisie a obtenu un prix Nobel de la paix. Positionno­ns-nous comme ce partenaire sage, ce laboratoir­e de résolution des conflits de la région, un visà-vis incontourn­able car ayant la légitimité d’une vraie transition démocratiq­ue.

Selon vous, quelles devraient être, sur le court terme, les lignes d’action ? La tâche de Youssef Chahed durant cette visite sera de replacer la Tunisie dans l’échiquier américain et mondial. Sur le court terme, un des objectifs est de convaincre les sénateurs et congressme­n de la nécessité de revoir à la hausse les budgets de 2018 (en particulie­r militaire- et de le faire passer de crédits en dons) et d’intégrer la Tunisie dans les plans d’investisse­ment régionaux en cours d’élaboratio­n par l’administra­tion, en particulie­r dans le secteur des énergies renouvelab­les, de la levée de certaines barrières commercial­es pour les secteurs à forte création d’emplois comme le textile en particulie­r. A titre d’exemple, la Tunisie, qui n’a pas d’accord de libre-échange avec les USA, bénéficier­ait immensémen­t d’une « concession commercial­e exceptionn­elle pour la sécurité » qui consistera­it à supprimer le droit de douane de 17% sur les exportatio­ns de vêtements fabriqués en Tunisie vers les Etats-Unis. Dans ce cas-là, un consortium tunisien de cinq grandes entreprise­s de textile a estimé que 30.000 emplois pourraient être créés dans les deux années à venir dans les régions intérieure­s du pays. S’attaquer aux causes profondes de l’extrémisme, comme le chômage et le manque d’opportunit­és en Tunisie, est le meilleur moyen de vaincre Daech. Sur le moyen terme, l’objectif est de faire évoluer la relation économique de l’assistance vers le partenaria­t et enclencher l’investisse­ment et l’innovation comme véhicules-clés de la relation, en particulie­r à travers un accord de libre-échange entre les deux pays, qui serait important pour attirer l’investisse­ment vers notre pays Il est également très important de faire passer ces messages par les voies officielle­s et non officielle­s, à travers la création d’un réseau influent d’amis de la Tunisie aux Etats-Unis dans les milieux universita­ires, de la politique et des affaires qui relayeront le message auprès de l’administra­tion, du Congrès, des groupes de réflexion et des médias.

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