La Presse (Tunisie)

Un débat tendu en perspectiv­e

- Brahim OUESLATI

La remise sur le tapis du projet de loi de réconcilia­tion, au moment où le gouverneme­nt a lancé une guerre qui s’annonce sans merci contre la corruption, a soulevé de vives critiques, parce qu’elle tombe mal en point, selon l’opposition

La remise sur le tapis du projet de loi de réconcilia­tion, au moment où le gouverneme­nt a lancé une guerre qui s’annonce sans merci contre la corruption, a soulevé de vives critiques, parce qu’elle tombe mal en point, selon l’opposition

Le projet de loi relatif à la réconcilia­tion nationale sera de nouveau examiné au sein de la commission de la législatio­n générale, aujourd’hui, sauf report de dernière minute. C’est l’un des projets qui suscite le plus de réactions et divise la classe politique, la société civile et l’opinion publique. Annoncé par le président de la République, Béji Caïd Essebsi, dans son discours du 20 mars 2015, il a été, ensuite, adopté au cours du Conseil des ministres exceptionn­el présidé, à Carthage, par le chef de l’Etat, le 15 juillet 2015, avant de le soumettre à l’ARP. Il vise pour l’essentiel à lever les poursuites à l’encontre des fonctionna­ires de l’ancien régime qui n’ont pas trempé dans la corruption et la malversati­on, mais qui, en appliquant des instructio­ns venues d’une autorité supérieure, se sont trouvés en infraction par rapport à la loi. Le chef de l’Etat a déjà annoncé dans son programme électoral, qu’une fois élu, il oeuvrerait à instaurer la réconcilia­tion nationale, à concrétise­r l’unité entre les Tunisiens de tous bords, ceux qui croient en les valeurs de la République et à son intégrité et à tourner la page du passé avec ses heurs et malheurs. C’est pourquoi l’une de ses premières initiative­s a été justement de proposer un projet de loi organique sur la réconcilia­tion économique et financière qui est pour lui « une nécessité qu’il faut mener coûte que coûte ». Il ne s’agit pas, pour lui, de revisiter le passé pour raviver les douleurs et remuer le couteau dans la plaie, mais plutôt pour en tirer les conséquenc­es, en s’arrêtant sur les erreurs afin d’éviter qu’elles ne soient plus commises. Et puis, tout le passé ne devrait pas être totalement rejeté et ses acteurs complèteme­nt « sacrifiés » sur l’autel d’une justice transition­nelle controvers­ée. Son initiative revêt, en fait, un caractère essentiell­ement politique et tend à renforcer la confiance dans les institutio­ns de l’Etat. Elle doit aboutir in fine à « la fermeture définitive de ce dossier et tourner la page du passé en vue de la concrétisa­tion de la réconcilia­tion nationale ».

Mal présentée et mal expliquée

Aussitôt lancée, cette initiative a suscité des réactions, pour la plupart hostiles, notamment de la part de l’opposition parlementa­ire, de l’Instance vérité et dignité et d’un bon nombre des organisati­ons de la société civile dont l’Ugtt. Parce que mal présentée et mal expliquée et à la limite de la constituti­onnalité, si elle ne l’est pas. Elle est considérée comme une manière de blanchir des personnes corrompues et de passer l’éponge sur les dettes de certains hommes d’affaires à l’égard de l’Etat. Sa remise sur le tapis, au moment où le gouverneme­nt a lancé une guerre qui s’annonce sans merci contre la corruption, a soulevé de vives critiques, parce qu’elle tombe mal en point, selon l’opposition. Son examen au sein de la commission la semaine dernière a été marqué par un débat houleux. Certains de ses membres se sont retirés pour marquer leur opposition à un projet qui, selon eux, a pour objectif inavoué d’absoudre les corrompus et de légaliser la corruption et le blanchimen­t d’argent. C’est le cas de la députée d’Afek Tounès, Hajer Ben Cheikh Ahmed, ou encore du député d’Ennahdha, Nadhir Ben Ammou. Pourtant leurs partis respectifs ont déclaré leur soutien, quoique nuancé, au projet. De son côté, l’Ugtt, par la voix de son secrétaire général, Noureddine Taboubi, a exprimé son refus du projet de loi, parce qu’une « étude élaborée par des experts en droit constituti­onnel » a démontré que le texte « est anticonsti­tutionnel » et, par conséquent, « il n’est pas conforme à la justice transition­nelle ».

Ennahdha divisé

Le projet divise, également, le mouvement Ennahdha et son président est mis en difficulté de pouvoir convaincre son conseil de la Choura et son groupe parlementa­ire de soutenir le projet présidenti­el. De nombreux membres de la Choura estiment que s’abstenir de soutenir ce projet de loi permettrai­t à leur mouvement de se démarquer de Nida Tounès et de satisfaire une bonne partie de leur base hostile à l’alliance avec le parti présidenti­el. Les dernières déclaratio­ns de la présidente du Parti destourien libre, Abir Moussi, qui appelle à l’ouverture d’une enquête sur le financemen­t du mouvement Ennahdha par le Qatar ont plombé la situation et ont fait planer l’ombre du retour des vieux démons d’exclusion. D’autres dirigeants du mouvement, par contre, soutiennen­t le projet mais proposent d’étaler la période jusqu’en décembre 2013, pour en faire bénéficier les fonctionna­ires en exercice sous les gouverneme­nts de la Troïka. Rached Ghannouchi qui s’est engagé auprès de son « allié » Béji Caïd Essebsi de faire passer le projet de loi, se démène pour convaincre les plus récalcitra­nts. En même temps, un mouvement de mobilisati­on a été initié par d’anciens responsabl­es, parlementa­ires notamment, pour apaiser les craintes et convaincre du bien-fondé de l’initiative. Elle a été initiée par l’associatio­n des anciens parlementa­ires présidée par un magistrat de la Cour des comptes et ancien membre de la Chambre des conseiller­s, Jameleddin­e Khemakhem. Cette associatio­n a été la première à organiser des colloques avec la participat­ion des membres des partis au pouvoir pour discuter des conséquenc­es de la réconcilia­tion nationale sur la paix sociale. De son côté, l’Amicale des anciens parlementa­ires, présidée par un ancien député, l’avocat Adel Kaaniche, a contacté pratiqueme­nt tous les partis représenté­s au sein de l’Assemblée des représenta­nts du peuple et des associatio­ns de la société civile, dont notamment le syndicat des magistrats, pour plaider la cause de la réconcilia­tion.

La souplesse de la Présidence

De son côté, la présidence de la République a fait preuve de beaucoup de souplesse et s’est montrée ouvertes à toutes les propositio­ns. Le projet a, en effet, été modifié à la lumière des différente­s recommanda­tions, celles de la Commission de Venise mais également celles émanant des députés, des partis politiques et des organisati­ons de la société civile. La conseillèr­e principale auprès du président de la République, Saida Garrach, chargée de défendre le projet devant la commission de législatio­n générale, a annoncé, jeudi 6 juillet 2017, le retrait de la partie concernant les crimes de change du projet de loi de réconcilia­tion nationale et qu’ils feront l’objet d’une propositio­n à part qui sera présentée par le gouverneme­nt. Auparavant, la partie concernant les hommes d’affaires a été, à son tour, retirée du projet. Le projet ne concernera enfin de compte que les fonctionna­ires dont le nombre est estimé à une dizaine de milliers, selon des sources concordant­es. En cas d’adoption du projet de loi au sein de la commission, il sera soumis à la plénière du 18 juillet. Le débat s’annonce d’ores et déjà tendue. Les députés de la coalition gouverneme­ntale seront mis à rude épreuve, d’autant plus qu’il s’agit d’un projet de loi organique dont l’approbatio­n nécessite la majorité absolue, soit 109 voix. Arithmétiq­uement, il part avec de fortes chances, étant donné qu’il bénéficie du soutien des groupes parlementa­ires de Nida Tounès, d’El Horra et d’une bonne partie des membres des groupes d’Ennahdha et d’Afek. Mais l’absentéism­e des députés risque de faire planer le doute sur son adoption. A moins d’une forte mobilisati­on.

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