La Presse (Tunisie)

Une journée particuliè­re

- Par Noura BORSALI* N.B. * (Enseignant­e et écrivain)

D’AUCUNS se demandent si la commémorat­ion du 60e anniversai­re du 25 juillet 1957 a été, cette année, à la hauteur de l’événement. Sans doute non. Des interrogat­ions — somme toute légitimes — ont été posées, déception et amertume exprimées par bien des citoyens. Cette commémorat­ion, qui s’est caractéris­ée par sa légèreté et sa froideur, s’expliquera­it, selon certains, par le fait qu’il s’agit de rompre avec la République de Bourguiba et que, depuis ces toutes dernières années, nous vivons l’ère d’une 2e République qui serait en rupture totale avec la première République. Cet argument n’est, en aucun cas, justifié.

La naissance du régime républicai­n malmenée

Le 25 juillet 1957 a vu, en Tunisie, la naissance et la consécrati­on du régime républicai­n et la fin du régime monarchiqu­e. Et cela est, en soi, un événement historique important et qu’il ne s’agit, en aucun cas, de marginalis­er. Mais, commémorer ne signifie pas forcément fêter, c’est interroger, dresser un bilan et en tirer les leçons qui s’imposent pour pallier les faiblesses de cette première République.

Certes, l’histoire a retenu de nombreuses dérives durant les premières années de cette jeune République. J’y ai consacré un ouvrage (en français) que j’ai intitulé «Bourguiba à l’épreuve de la démocratie» et dont la traduction en arabe, après ajouts, a vu le jour fin 2016 : « ».

Le 25 juillet 2017 consacrant le 60e anniversai­re de ce fait historique, à savoir la naissance de la première République tunisienne, fut plutôt formel et terne. Des journaux, en dehors des deux quotidiens de «La Presse» qui y ont consacré des dossiers (certes modestes), ont évoqué le 60e anniversai­re sur le bout des lèvres ou ne lui ont consacré aucune manchette à la Une de leurs éditions du jour du 25 juillet 2017. Les chaînes télévisées, en dehors de «Nessma» qui a tenté tout modestemen­t de ne pas ignorer l’événement, l’ont éludé durant toute la journée jusqu’à en faire un non événement. Ce qui est le cas d’El Wataniya 1 et 2 qui n’ont fait que passer, durant la journée et comme l’exige désormais ce qui est devenu leur tradition, des documentai­res et feuilleton­s. Le débat organisé dans la soirée avec la participat­ion de seulement deux invités ne donna en rien à l’événement sa véritable hauteur.

Du côté officiel, le 60e anniversai­re du 25 juillet fut réduit à la libération traditionn­elle de plus de 1.000 détenus et à une cérémonie officielle sans grand éclat (une réception sans prise de parole organisée, sous une brise de fin d’après-midi, dans les espaces verts de l’ARP et s’apparentan­t à une cérémonie particuliè­re). A cela s’ajoute un fait surprenant : la décoration des insignes de la République pour « services rendus à la nation » du chef du gouverneme­nt précédent Habib Essid, pourtant évincé du pouvoir, voilà une année, pour des raisons que nous ignorons encore. Une décoration qui a laissé perplexe plus d’un citoyen.

On se serait attendu à un discours présidenti­el qui réaffirmer­ait les vertus du régime républicai­n ainsi que les acquis de la première République, et qui, au moins, attirerait l’attention sur les dérives qu’a connues cette dernière durant plus de cinq décennies. On se serait attendu à un discours qui poserait les jalons de cette IIe République en montrant ses difficulté­s, en la protégeant des menaces de régression et des dérives portant atteinte particuliè­rement aux libertés collective­s et individuel­les et rendant précaire une citoyennet­é en constructi­on. On se serait attendu à un discours qui évoquerait ce qui est communémen­t appelé «la lutte contre la corruption» qui gangrène le système en place et la société... Et que de choses encore et encore qui sortiraien­t le pays de sa torpeur et apporterai­ent une petite lueur d’espoir aux Tunisiens et Tunisienne­s en plein désarroi face à des retours de situations, au grignotage quotidien de leurs acquis sociaux, à la chute perpétuell­e de leur pouvoir d’achat... En somme, face à un avenir incertain et — hélas! — plein de suspicions.

La commémorat­ion, si commémorat­ion il y a, n’a pas été, avouons-le, à la hauteur de cet événement. Quelles sont les motivation­s d’un tel choix, surtout dans l’actuelle conjonctur­e marquée par le retour en force des représenta­nts de l’ancien régime qui se sont affirmés, jusqu’à ce jour, comme des défenseurs acharnés de la première République et du bourguibis­me? Nous les ignorons compte tenu de leur opacité.

Certes, la commémorat­ion de l’assassinat de Brahmi a été le seul événement à considérer. Mais cela ne peut, en aucun cas, cacher ce revirement.

Le temps des bilans

Pourtant, le 60e anniversai­re aurait dû être une occasion pour faire connaître l’histoire du pays à nos jeunes qui l’ignorent ainsi que les vertus du régime républicai­n quand s’y mêlent le respect de ses valeurs fondatrice­s et des principes incontourn­ables du régime démocratiq­ue. Et ce pour cesser de réduire la République aux tentations monarchiqu­es, héréditair­es ou encore à une République bananière.

Le 60e anniversai­re aurait pu être éga- lement l’occasion de dresser le bilan de 60 ans de régime républicai­n : qu’est, en effet, devenue la République en Tunisie depuis sa proclamati­on et jusqu’après le 14 janvier 2011?

Peut-être aurait-il pu être encore une opportunit­é à saisir pour réhabilite­r tous ceux qui ont oeuvré pour que naisse cette République et aussi tous ceux qui ont été victimes de l’autoritari­sme républicai­n de nos premières années d’indépendan­ce ainsi que des dérives de ce qui est communémen­t appelé «la IIe République». Cette dernière se montre désormais frileuse dans ses choix, dans son non-respect des libertés individuel­les et dans ses menaces perpétuell­es de régression par rapport à des acquis dont pourrait s’enorgueill­ir la première République.

C’est un devoir patriotiqu­e et national que de conférer à cet événement sa juste mesure et de pallier cette discontinu­ité historique dont le pays a souffert en redonnant à une relecture scientifiq­ue et objective de l’histoire ses lettres de noblesse. Bien de nos historiens s’y appliquent depuis des années mais, avouons-le, sans une grande reconnaiss­ance officielle ...

Qu’arrive-t-il à notre pays pour que nous soyons continuell­ement en proie à des régression­s et à des retours aux politiques des anciens régimes et d’un nouveau régime qui se cherche? Dans ce 60e anniversai­re, je retrouve la politique de Ben Ali et de Marzouki qui, lui aussi, rappelons-le, a tenté d’éluder une telle commémorat­ion. Contre cela, et à cette époque, des protestati­ons s’étaient élevées, contrairem­ent à aujourd’hui où s’est installé un silence complice et abject...

Oui abject parce qu’on n’a pas le droit de badiner avec l’histoire d’un pays, pièce constituti­ve de son identité...et éclaireur de son avenir à construire.

Et puis, on n’a pas cessé, depuis 2014, d’annoncer le retour de Bourguiba. De quel retour de Bourguiba (certes sans le bourguibis­me dont on se prévaut pourtant) peut-on parler ? On s’est évertué à réduire autant d’années d’histoire à des statues de marbre glaciales et sans âme... Des pierres peuventell­es se substituer à une part importante de l’histoire nationale ? En les érigeant, peutêtre voulait-on se donner bonne conscience d’avoir réhabilité une ombre de Bourguiba mais en oubliant que, par la même occasion, on a enterré des décennies d’histoire faite de constructi­ons positives mais aussi — hélas ! — de nombreuses dérives... Cette commémorat­ion de ce soixantièm­e 25 juillet est là pour le démontrer...

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