La Presse (Tunisie)

« Cumhuriyet », un quotidien entré en résistance

Depuis lundi, 17 journalist­es, dirigeants et collaborat­eurs du journal — critique du président Erdogan — sont jugés sur la base d’accusation­s de soutien à des organisati­ons «terroriste­s»

- Isolement

AFP — Leur incarcérat­ion a laissé des familles dévastées et un journal orphelin. Mais les proches des journalist­es du quotidien d’opposition turc Cumhuriyet, jugés pour soutien au «terrorisme», continuent de se battre pour leur libération et leurs idéaux. «A vrai dire, nous vivons un cauchemar depuis neuf mois», dit Nazire Gürsel, l’épouse de Kadri Gürsel, l’un des éditoriali­stes phares de Cumhuriyet, écroué depuis octobre. Répondre aux questions de leur fils âgé de 10 ans, qui l’accompagne au tribunal, «c’est le plus dur». «Les gens disent à mon enfant, ‘‘ Ton père est un héros, il a beaucoup fait pour la Turquie’’», raconte à l’AFP Mme Gürsel. «D’un côté, il est fier, mais de l’autre, il me demande : ‘‘Pourquoi mon papa est en prison, si c’est un héros ? Qui est son ennemi ?’’». Depuis lundi, 17 journalist­es, dirigeants et collaborat­eurs de Cumhuriyet, un quotidien faroucheme­nt critique du président Recep Tayyip Erdogan, sont jugés notamment sur la base d’accusation­s de soutien à diverses organisati­ons «terroriste­s». Mais Cumhuriyet, un quotidien fondé en 1924 et très respecté en Turquie, rejette des accusation­s «absurdes» et dénonce un procès visant à abattre l’un des derniers médias indépendan­ts du pays. L’épreuve a soudé les proches des journalist­es et leurs collègues qui se rendent au tribunal ensemble. Parfois, ils vont en groupe à la prison de Silivri, où sont incarcérés les journalist­es, avec un minibus affrété par Cumhuriyet. Nazire Gürsel, elle, s’y rend chaque vendredi. « Je n’étais jamais allée à Silivri avant l’incarcérat­ion de Kadri. La première fois, je me suis dit ‘‘On dirait un camp nazi’’», poursuitel­le. «C’est un endroit vraiment effrayant».

Le procès a donné l’occasion aux proches de revoir les journalist­es de Cumhuriyet ailleurs que dans la prison, où les visites hebdomadai­res d’une heure se déroulent à travers une vitre blindée. «On a au moins la chance de pouvoir les voir sans vitre entre nous et d’entendre leur voix directemen­t, sans passer par un téléphone», dit à l’AFP Yonca Sik, l’épouse d’Ahmet Sik, l’un des journalist­es d’enquête les plus célèbres du pays, écroué depuis décembre. Selon elle, les conditions de détention se sont durcies depuis la dernière incarcérat­ion de son mari : en 2011, Ahmet Sik avait été emprisonné après avoir écrit un livre explosif détaillant les activités de la mouvance du prédicateu­r Fethullah Gülen, alors un allié de M. Erdogan qui l’accuse aujourd’hui d’avoir ourdi la tentative de putsch du 15 juillet 2016. «Ils sont à l’isolement, c’est surtout ça le plus dur», souligne Mme Sik, rencontrée devant le palais de justice de Caglayan, à Istanbul, où sont jugés les collaborat­eurs de Cumhuriyet. Parmi eux, 11 sont en détention préventive. «Ils les éloignent des gens qu’ils aiment, de leur travail et cela est clairement de l’injustice, de la persécutio­n», dénonce l’un des avocats de Cumhuriyet, Me Efkan Bolaç. «C’est de la torture pour les accusés».

«Nous continuons»

Au-delà de l’impact pour les familles, ces incarcérat­ions ont fragilisé Cumhuriyet, privé de son patron, Akin Atalay, et de son rédacteur en chef, Murat Sabuncu. «Depuis neuf mois, Cumhuriyet est un journal empêtré dans les difficulté­s. Presque tous nos dirigeants sont incarcérés, ainsi que beaucoup de plumes», dit à l’AFP Erdem Gül, le chef du bureau du quotidien à Ankara. Lui-même a été condamné l’année dernière en première instance avec un ancien rédacteur en chef du journal, Can Dündar, pour avoir «divulgué des secrets d’Etat» après un article selon lequel Ankara livrait des armes à des islamistes en Syrie. « Nous payons un prix élevé, mais nous continuons de publier le journal » , souligne M. Gül, «Cumhuriyet n’a rien changé à sa ligne éditoriale». Nazire Gürsel affirme ne rien regretter du travail qui vaut à son époux d’être derrière les barreaux depuis des mois. «Je suis immensémen­t fière de lui», dit-elle. La justice devrait décider aujourd’hui de remettre ou non en liberté provisoire les accusés pour le reste du procès. «La Turquie n’est plus un Etat de droit, mais il y a encore des gens qui se battent pour la démocratie, pour la justice», dit Yonca Sik, en désignant les manifestan­ts réunis devant le tribunal. «Et ça, bien sûr, ça me donne de l’espoir».

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Cumhuriyet incarne désormais le militantis­me des journalist­es en faveur de leur indépendan­ce

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