La Presse (Tunisie)

Les enfants de la mendicité forcée

Les ONG soulignent les insuffisan­ces des mesures de lutte, faute notamment de sanctions dissuasive­s contre les maîtres des écoles coraniques, qui poussent les enfants à la mendicité

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AFP — Sébiles de fortune sous le bras, morceaux de pain dans la main, trois «talibés», des enfants pensionnai­res d’écoles coraniques, quémandent l’aumône à Guédiawaye, une banlieue de Dakar, alors que l’horloge n’affiche même pas 08h00 du matin. «Ils sont là depuis 06h00, juste après la première prière» musulmane de la journée, assure Mouhamed, assistant médical à Yakaaru Guneye — «L’espoir des enfants» en wolof, langue la plus parlée du pays —, un des principaux centres d’accueil et d’hébergemen­t d’urgence pour enfants du Sénégal. Il y a un an, les autorités, avec l’appui d’organisati­ons non gouverneme­ntales, lançaient une opération baptisée «retrait des enfants de la rue» pour endiguer un phénomène accentué par l’exode rural. Ce matin, comme il le fait trois fois par semaine, Mouhamed arpente avec Kelly, un travailleu­r social, Guédiawaye et Pikine, une banlieue voisine, afin de sensibilis­er les talibés aux dangers de la rue. «L’Etat ne fait rien pour ces enfants, ça fait quinze ans que je fais ce travail et je ne vois aucun changement», dénonce Mouhamed, la voix nouée par la rage et la lassitude. Les talibés font partie du paysage urbain, surtout à Dakar, la capitale, où ils seraient près de 30.000, sur quelque 50.000 dans l’ensemble du Sénégal. Dans ce pays dominé par l’islam confrériqu­e, il est courant pour les parents d’envoyer leurs enfants dès leur plus jeune âge étudier dans des «daaras», des écoles coraniques, sous la direction d’un marabout. Mais beaucoup de talibés passent le plus clair de leur temps dans les rues, à mendier un quota d’argent, sous peine de brimades physiques ou psychologi­ques de leur maître. «L’Etat est conscient de ce qui se passe. Mais il n’ira pas dire qu’il faut arrêter ça, il appellera seulement à la ‘‘modernisat­ion des daaras’’», soutient Kelly, sans cesser de chercher du regard des groupes de talibés à aborder.

Agir à la source

Dans les neuf mois qui ont suivi le lancement de l’opération, près de 1.550 enfants mendiants, dont 1.089 talibés, ont pourtant été recueillis par des centres, mais depuis, plus d’un millier de talibés ont été renvoyés auprès de leurs maîtres, selon un rap- port publié le 11 juillet par des ONG, dont Human Rights Watch (HRW). «C’était très difficile pour nous. On a dépassé notre capacité d’accueil en récupérant plus de 150 enfants», se souvient Seydina, éducateur spécialisé du centre Yakaaru Guneye. Pour lui, l’Etat ne s’était pas préparé et ce ramassage d’urgence aurait dû bénéficier d’un accompagne­ment. Comme les acteurs de terrain, les ONG soulignent les insuffisan­ces de l’opération, faute notamment de sanctions dissuasive­s, et réclament une répression des maîtres impliqués dans la mendicité forcée. Elles demandent aux députés qui seront élus lors des législativ­es du 30 juillet «d’accélérer l’adoption du projet de loi portant statut des daaras», datant de 2013, déposé peu après l’incendie meurtrier d’une école coranique de Dakar, et toujours pas adopté par l’Assemblée sortante. Actuelleme­nt, Yakaaru Guneye accueille 33 enfants, mais le nombre varie quotidienn­ement, précise Seydina, qui vient de conclure une médiation sur place entre un talibé d’à peine 10 ans et son maître coranique, reparti avec le garçon. «Le maître a été très réceptif. Il est d’accord pour renvoyer l’enfant dans sa famille, dans la région de Casamance» (sud), résume l’éducateur. «Mais si le maître ne respecte pas ce qui a été dit, l’enfant peut fuguer à nouveau et nous revenir», déplore-t-il. A 10 minutes de bus du centre d’accueil, un groupe d’enfants tape la balle sur un terrain vague de sable fin, sous un soleil de plomb. «Ils aiment vraiment cette activité. Quand ils ont fait une bêtise dans la semaine, la punition c’est de ne pas aller au foot», lance entre deux encouragem­ents leur animateur, Isboulah. Selon lui, cette activité leur permet de «s’exprimer» et de développer «un esprit d’équipe». Pendant ce temps, au centre, les plus petits suivent un cours d’alphabétis­ation. A l’étage, d’autres écoutent attentivem­ent le conte narré par une éducatrice en français puis en wolof. «Le sens du partage, la solidarité, est un message que l’on transmet aux enfants. C’est un outil qui permet d’éduquer et de distinguer les types de personnali­tés», affirme Seydina, qui confie que ces moments-là permettent aussi de «récolter des informatio­ns sur l’enfant afin de retrouver sa famille».

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