Les avocats resserrent les rangs
Débat juridique houleux, hier, à la Maison de l’avocat, à Bab Bnet, sur la loi de la réconciliation administrative récemment adoptée à l’ARP. Pour les avocats, la justice transitionnelle demeure l’unique voie menant à la réconciliation nationale
Maître Ameur Mehrezi, bâtonnier de l’Ordre national des avocats, a qualifié le thème de la conférence de sujet controversé qui incite à la division plutôt qu’à l’union. Pour lui, cette loi-polémique, même si elle a été adoptée, bon gré mal gré, dans la cacophonie de l’ARP, ne reflète guère la volonté d’un peuple révolutionnaire. « Nous avons bien déclaré, dans un communiqué, notre refus catégorique », rappelle-t-il, sans détours, avant de souligner une nette contradiction avec les objectifs de la révolution de la liberté et de la dignité. D’autant plus que le contenu de la loi en question, juge-t-il, sapera la marche de la justice transitionnelle. « Celle qu’on croyait l’unique voie idéale à la réconciliation nationale » , déplore- t- il. Son partenaire au Quartette du dialogue national primé « Nobel de la paix », en 2015, Jamel Msallem, président de la Ltdh, était sur le même ton. Il s’est, aussi, dit contre une loi qui fait remonter à la scène les bras cassés d’un régime pourri révolu. « Et le recours intenté contre cette loi non constitutionnelle illustre bien évidemment une position commune contre le retour des corrompus », a-t-il souligné.
Amnistie plutôt qu’une réconciliation
L’ordre du jour, ainsi bouleversé sous l’effet d’improvisation d’autres interventions non programmées, a gardé, quand même, la communication initialement prévue de l’avocat et ex-ministre de la Justice, Nadhir Ben Ammou. Ce dernier a fait une lecture juridique de la loi de réconciliation administrative, dont l’adoption à l’ARP a causé sa démission de son bloc parlementaire nahdhaoui. D’ailleurs, il n’a pas voté pour, lors de la séance plénière extraordinaire destinée, au début, au pourvoi des postes vacants au sein de l’Isie. Son intervention, il l’a présentée comme une plaidoirie contre cette loi, du fait du recours émis par 38 députés, majoritairement de l’opposition. Et de relever que son adoption dans sa version actuelle, même différente de celle proposée en juillet 2015, est à l’origine du retard pris par le processus de la justice transitionnelle, seul mécanisme légal, à ses dires. D’ailleurs, l’initiative de Béji Caïd Essebsi avait, dès le départ, suscité une large polémique. Consultée à l’époque, la commission de Venise avait, alors, statué sur son incompatibilité avec la justice transitionnelle. En juillet dernier, indique- t- il, cette initiative, amputée de sa dimension économique, est redevenue une loi limitée à la réconciliation administrative. Et donc un changement de fond dont l’ARP aurait dû tenir compte. Ce qui ne fut pas le cas. Et là, M. Ben Ammou s’est posé la question suivante : cette loi est- elle conforme aux dispositions de la Constitution? La réponse se trouve, selon lui, dans d’autres interrogations qu’il juge très légitimes : y a-til un dévoilement de la vérité, réhabilitation des victimes ou consécration de l’article 148 de la Constitution ? Est-il encore légitime de réaliser la réconciliation sans passer, préalablement, par les exigences de la justice transitionnelle? «Faute de quoi, on ne peut que tolérer l’impunité » , déduit- il, faisant montre que cela s’oppose entièrement à la convention internationale signée par la Tunisie en 2008. Au final, il a estimé que ladite loi est le dernier clou planté dans le cercueil de la justice transitionnelle. « C’est plutôt une amnistie générale qu’une réconciliation administrative », dit-il en passant.
Un face à face juridique
Le débat s’est transformé en un face à face juridique, où l’avocat député, Mondher Belhaj Ali, du bloc Al Horra (Machrou Tounès), ayant voté pour cette loi, a formulé son antithèse. Donc, un autre son de cloche qui vient confirmer la constitutionnalité de ladite loi. De son côté, « la non consultation, dans les délais raisonnables, du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) ne constitue nullement une fausse note ». Avec ou sans son aval, affirme- t- il, rien ne va changer, d’autant plus que cela n’atteint aucunement sa légalité. « Apprendre la démocratie est beaucoup plus difficile qu’on ne l’imaginait » , ironise- t- il. Du reste, conclut l’ancien leader nidaïste, c’est une loi qui exclut tout fonctionnaire corrompu du droit à l’amnistie. Dans la foulée, la présidente de l’Instance « Vérité et Dignité », Mme Sihem Ben Sedrine, a pris la parole pour remettre en cause une telle loi qui n’est pas compatible avec le processus de la justice transitionnelle. Son instance, fustige-t-elle, n’a pas été consultée. Elle a été, à ses dires, marginalisée. D’autant plus qu’elle a les mêmes prérogatives que ladite loi, de par son mécanisme « commission d’arbitrage et réconciliation » dont son collègue Khaled Krichi est président. L’année dernière, argue-t-elle, plus de 680 séances d’arbitrage ont été tenues, notamment dans les domaines foncier, banquier et des télécommunications. « On a abouti à des aveux et des pardons, exigeant des plaignants de restituer les biens mal acquis, mais l’Etat n’a pas donné suite à ces demandes », a-t-elle affirmé. Réagissant à chaud, l’ex-bâtonnier des avocats tunisiens, Abderrazak Kilani est sorti de ses gonds. « La loi-objet de la conférence n’est, en fait, qu’un retour à l’ancien régime. C’est aussi une manière contrerévolutionnaire » , hausse- t- il le ton. Sinon, martèle- t- il, comment expliquer la séance plénière détournée pour faire passer la loi en question ? « Sept ans après la révolution, l’on se sent revenir à la case départ », a-t-il révélé, inquiet. Me Kilani n’a pas hésité à lancer un dernier appel aux avocats, les exhortant à resserrer leurs rangs. « Il est temps que la profession redore son blason, en continuant à défendre la veuve et l’orphelin», plaide-t-il. Sa plaidoirie a fini par être applaudie.