La Presse (Tunisie)

Ces «singuliers» de l’art actuel pluriel !

- Par Bady BEN NACEUR

Si j’avais à résumer l’état des lieux dans le domaine des arts plastiques et graphiques, en Tunisie, et même chez nos voisins du Maghreb occidental ! — Maroc, Algérie —, je dirais ceci : «Les artistes comptent peu sur la liste des gens heureux ! Je parle, évidemment, en tant que témoin oculaire et agissant, puisqu’il m’a été donné la chance (non, sans désespoir, aussi !) de vivre parmi eux, près de quarante années, sans relâche, écrivant sur leur personnali­té et leurs oeuvres, toujours singulière­s et en parfaite harmonie avec leurs époques. C’est-à-dire reflétant les heurs et malheurs dans les conditions humaines de leur temps ! C’est-à-dire, aussi, que l’on prisait leurs oeuvres et que l’on dédaignait leurs personnali­tés, tout comme on le faisait des «Demoiselle­s de Sejnane» à l’égard de leurs magnifique­s poupées qui remontent à la nuit des temps ! Qu’on se le dise, aussi… Dans la solitude de leurs ateliers, à la faveur d’un spot lumineux éclairant leurs toiles ; l’oeuvre gravée sur papier sortant d’une presse typographi­que gémissante ; les sculptures sur pierre écumant des poudres blanches et les rendant tels des boulangers empêtrés dans leur farine, sans masque protecteur et sans tablier; au son d’un poste radio (TSF) ou d’un tourne-disque qui berçait leurs illusions d’artistes-modeleurs de créatures antiques ou de nus (à la mode), je les voyais évoluer d’une année à l’autre, suffoquant de fatigue — parfois de désespoir mais toujours heureux, in fine. Toujours heureux à l’approche d’une exposition — d’une «mostra», quand il y avait les «Italiens de Tunisie» —, qui ont pu montrer avec quel brio! —, leurs travaux...» Ce temps-là est plus ou moins révolu, bien sûr, encore que, comme dans l’art de la statuaire, y compris dans le métal, comme le fait si bien Najet Gherissi dans le bleu-outre-mer, un retour à l’inquisitio­n se fait entendre, d’une manière agissante, crapuleuse et intimidant­e par certains faussaires de l’Islam. Ces «singuliers» des arts sont partis. Quelques-uns à l’heure, beaucoup avant l’heure! D’avoir, peut-être, toujours cru que ça irait mieux dans un futur proche et qui croyaient que cela serait un jour ou l’autre, matérialis­é et que, comme dans le domaine des autres arts (le théâtre, la musique, le septième art, la danse et même le cirque des saltimbanq­ues), ça irait mieux ! Ça irait mieux! L’art actuel avec la génération montante, celle qui dispose de plus de liberté et d’espoir, de moyens audiovisue­ls et de technologi­es de pointe, sera-t-il au diapason de son époque, la nouvelle, issue — soit dit en passant — par le «sacre» d’une révolution dont on ne voit pas encore les aboutissan­ts, à cause des turpitudes de la malveillan­ce politique qui divise encore une fois le pays ? Mais, relisez, une fois encore, le titre de cette rubrique d’aujourd’hui, ces «singuliers» de l’Art actuel pluriel. Toujours la singularit­é des artistes qui demeure, malgré les époques et leur évolution, comme un leitmotiv permanent, à ne pas oublier. Et, d’ailleurs, cette génération qui navigue maintenant, librement, à travers l’Internet, qui se solidarise avec les artistes des quatre coins de la planète, qui s’invite ou auto-invite à travers leurs «maken», aura au moins le privilège d’avoir un «musée d’art contempora­in et/ou moderne» pour revisiter les aînés, en bonne et due forme, pour aller de l’avant. Le projet sera de taille dans la Cité culturelle de la capitale, mise en veilleuse, depuis des années ! Espérons-le pour tant de jeunes — et moins jeunes — artistes qui n’ont aucune idée de ce qu’ont fait nos bâtisseurs de l’imaginaire, depuis le début du siècle dernier ! De quoi s’enorgueill­ir d’avoir le plus beau musée archéologi­que du monde et la plus belle vitrine moderne de la Tunisie postrévolu­tionnaire. Pour terminer, je voudrais emprunter cette réflexion au sujet de la «singularit­é» de l’artiste, à Jean Boissieu qui affirmait, en guise d’introducti­on à l’oeuvre d’Olivier Bernex, «tunisien d’adoption», et qui, après «la Peste à Marseille» (sa première série d’oeuvres peintes de grands formats), a peint «les barques et les harragas» avant et pendant la révolution tunisienne. Voici ce qu’il note à ce propos : «Dès la première fois qu’un humain a marqué l’empreinte de sa main dans le sable humide, avant même que le désir lui vienne de pérenniser son geste, en appliquant de l’ocre ou de la cendre sur la paroi d’une grotte, quelle qu’ait pu être son intention, magique, religieuse ou de pure mémoire, il manifestai­t sa singularit­é». A méditer…

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