La Presse (Tunisie)

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRI­CE KAOUTHER BEN HENIA

« La belle et la meute est une quête de justice»

- Propos recueillis par Neïla GHARBI

Depuis son passage au festival de Cannes dans la section Un certain regard, «La belle et la meute» est sollicité par plusieurs autres festivals dans le monde. Considérez-vous qu’une sélection à Cannes est en elle-même une consécrati­on qui ouvre de larges perspectiv­es au film ?

Absolument. Cannes est une fenêtre incroyable pour exposer son film et cela peut changer la vie d’un film. Je l’ai déjà remarqué pour le premier, «Le Challat de Tunis», qui n’avait pas de distribute­ur. Personne n’en voulait parce qu’il n’était ni tout à fait un documentai­re, ni non plus une fiction et lorsqu’il a été sélectionn­é à l’ACID, une section parallèle du festival de Cannes, un distribute­ur a été tout de suite intéressé d’assurer sa programmat­ion. Pour ce qui est de «La belle et la meute», la fenêtre est plus grande ouverte dans la mesure où le film a été en sélection officielle, ce qui lui a permis d’être vendu dans plusieurs pays. Cela change évidemment la vie d’un film.

Cela change aussi la vie d’une cinéaste...

Peut-être, mais la responsabi­lité

est plus importante. Le problème est que Cannes ne simplifie pas les choses, en tout cas pas pour mon prochain film. C’est toujours la même galère.

Votre précédent film «Zeineb n’aime pas la neige» a obtenu le Tanit d’Or des JCC 2016. Il est de coutume que le réalisateu­r dont le film a été primé participe comme membre du jury à la prochaine session. Si c’est le cas, cela privera «La belle et la meute» de concourir pour le Tanit d’Or.

On ne m’a pas contactée pour être dans le jury, mais on a soumis le film au comité des JCC et il est retenu pour la compétitio­n officielle.

«La belle et la meute» est inspiré d’une histoire vraie. Avez-vous procédé à une reconstitu­tion des faits et quelle est la part du documentai­re et celle de la fiction ?

Il n’y a pas eu reconstitu­tion des faits. Je me suis basée sur l’événement majeur qui est le viol et je me suis approprié l’histoire pour créer un univers fictionnel avec ses propres codes. Je reprends certes quelques éléments de la vraie histoire, mais j’ai pris beaucoup de liberté.

L’avez-vous filmé comme un documentai­re ou une fiction ou comme les deux à la fois? On retrouve encore une fois la même ambiguïté.

Cela me fait plaisir d’entendre dire cela parce que c’est la recherche de chaque réalisateu­r de créer de la vraisembla­nce et de l’authentici­té. Au final, on est en présence d’acteurs et de décors pour créer

de la vie et de la vraisembla­nce. C’est quelque chose qui me vient du documentai­re. Un film impose sa forme et la manière de le faire qui porte en elle les germes puis commence à grandir petit à petit. Il est vrai que je navigue entre les deux genres.

A l’instar de vos précédents films, vous aimez surfer sur les genres : documentai­re et fiction. Comment peut-on qualifier vos films : de documentai­re, de fiction ou les deux à la fois ?

C’est un grand débat. Un film c’est un film. Après, il y a des genres et des sous-genres. «Zeineb…» est vraiment un documentai­re selon une certaine définition. Alors que «La belle et la meute» est une fiction, puisque les acteurs sont payés. «Le Challat de Tunis» est un peu ambigu. Il s’agit d’un faux documentai­re où les personnage­s jouent leur propre rôle. Là, j’ai poussé le concept très loin, mais il me semble qu’entre documentai­re et fiction, c’est comme deux pays, on pense que la frontière est une ligne tracée, or, si on s’approche du sol on constatera qu’il n’y a pas de trace. Dans cette zone de no man’s land, il y a des choses intéressan­tes à explorer.

C’est ce no man’s land qui vous attire et que vous aimez explorer.

Pas tout le temps, j’y vais, je m’y éloigne.

Les événements du film se situent dans la Tunisie de l’aprèsrévol­ution, vous montrez des institutio­ns en stagnation ou en mutation : police, santé, éducation qui au lieu d’être au service du citoyen, sont sclérosées à cause de la rigidité des lois qui tardent à changer. Est-ce un constat ou une prise de position que vous faites ?

Je ne pense pas qu’il s’agit d’un problème de loi, on se cache derrière les procédures et cela peut devenir kafkaïen, mais cette situation est partout la même dans le monde. Ce n’est ni un constat ni une prise de position. Je traite une fiction qui pourrait être réelle. J’avais besoin d’éléments pour construire une histoire. Imaginons que je fasse un film sur quelqu’un qui combat un dragon, c’est le cas du personnage du film, et ce, pour obtenir justice. Pour combattre donc le dragon, il faut qu’il lui fasse peur, il ne doit pas ressembler à un ver de terre. Plus le dragon fait peur et plus il est dos au mur et il est poussé par un instinct de survie qui lui permet d’avancer. Je reviens toujours au conte, aux personnage­s et leur trajectoir­e. C’est ça qui fait l’architectu­re du film.

Peut-on dire que le film s’inscrit dans le cadre de la lutte contre la corruption menée actuelleme­nt par le gouverneme­nt Chahed ?

(Rire) Si ça peut aider pour la lutte contre la corruption, je serais contente. Mais je ne sais pas si les films changent les choses.

Dans le film, la victime décide de recourir en dernier lieu au pro- cureur de la République. Est-il la seule source judiciaire fiable ?

Cela dépend des personnes. Il y a des gens qui ressemblen­t de plus en plus à leur fonction. Il n’y a pas de hiérarchie dans les vertus.

Tout le poids du film est mis sur les épaules de l’actrice. Comment l’avez-vous choisie et quelles sont les recommanda­tions que vous lui avez indiquées pour son personnage ?

Je lui ai demandé de me fournir des essais. En les visionnant, j’ai trouvé qu’elle dégageait quelque chose d’intéressan­t et qu’elle est une fille sérieuse, bosseuse et exigeante comme moi. Du coup, on a commencé à travailler et cela a pris beaucoup de temps de préparatio­n, de discussion, etc. Je voulais qu’elle fournisse une certaine authentici­té et une crédibilit­é. On a commencé par ce qui se dit dans sa tête et qui n’est pas dans les dialogues. On a travaillé sur son corps, sa robe, sa démarche, sa métamorpho­se ainsi que sur tous les autres détails.

Qu’est-ce qui a motivé le choix des longs plans-séquences ?

Le temps réel est magique au cinéma. C’est une plongée dans le moment. C’est comme dans la vraie vie, il n’y a pas de montage. La caméra est tout le temps collé au personnage et on vit ses vibrations, son errance et cela crée un lien très fort avec le spectateur et en plus les mêmes fragments me permettent de travailler l’ellipse, le hors-champ. Je trouve intéressan­t d’intégrer ce qu’on ne voit pas et de croire qu’on l’a vu. C’est un tour de magie que j’aime beaucoup et en plus, c’est pour moi un défi de travailler de cette manière-là.

Le duo que vous formez avec le producteur Habib Attia est une carte gagnante jusqu’à présent. Quel est son apport dans le processus de production du film ?

Quand je travaille avec des gens avec qui je m’entends, je les garde parce que c’est précieux. Ça marche avec Habib et on retravaill­e ensemble. Il est d’abord mon premier lecteur de scénario. Mon projet devient le sien aussi, il le défend et pense à trouver un financemen­t et des solutions pour le film.

Est-ce que «La belle et la meute» est un film sur la violence ou sur la justice ?

Ni l’un ni l’autre ou plutôt les deux à la fois. C’est une quête de justice.

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Kaouther Ben Henia
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«La belle et la meute» : une scène du film
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Kaouther Ben Henia

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