L’impératif d’une gestion concertée
En ce début de saison agricole, les espoirs tablent sur une bonne pluviométrie qui permettrait de dépasser les périodes sèches qu’a connues la Tunisie ces deux dernières années. En fait, c’est aux mois de septembre et d’octobre qu’il est possible de prévo
Il faut dire que la Tunisie a été toujours habituée à gérer les deux extrêmes : les inondations et la sécheresse. Ayant généralement un climat semi-aride à aride, notre pays a toujours été confronté à ces phénomènes cycliques, à raison de trois années de sécheresse, trois années humides (abondance pluviométrique) et trois années moyennes. A ce niveau, il est important de distinguer la sécheresse de la rareté de l’eau ou «water scarcity». La première est un état cyclique, alors que la deuxième est une donnée qui a toujours existé, et ce, d’après Safouane Mouelhi, expert en gestion des ressources en eau. La sécheresse n’est pas un phénomène nouveau en Tunisie, mais un courant extrême qui est devenu récurrent à cause du changement climatique, faisant en sorte qu’au XXe siècle et au début du XXIe, notre pays a connu une vingtaine de sécheresses et une quinzaine d’inondations, selon Abdessatar Gsim, expert international en eau et membre de l’Agence française des experts techniques internationaux. «En Tunisie, l’Etat a bien géré les ressources en eau depuis les années 80. Des stratégies décennales pour la mobilisation et la gestion de l’eau ont été mises en place dans le but de promouvoir l’agriculture irriguée, subvenir aux besoins en eau potable et protéger la population contre les impacts désastreux des inondations. Mais la question cruciale est comment gérer la sécheresse parce que la Tunisie présente plusieurs disparités entre les régions en matière de pluviométrie» , indique-t-il. Cette situation a été gérée par la mobilisation des eaux de surface à travers les barrages et par l’encouragement à l’exploitation des eaux souterraines par les forages. Mais toutes ces stratégies ont pris fin, selon M. Gsim, et exigent une nouvelle vision de la gestion de la ressource, qui soit bien adaptée au contexte actuel de changement climatique. Pour M. Mouelhi, il faut penser à gérer la sécheresse quand il y a une abondance de pluies, sinon, on tombe dans la gestion de l’urgence. «Le problème de la sécheresse est qu’elle dure longtemps. On ne sent pas l’impact tout de suite. Quand elle s’installe, on est obligé de gérer l’urgence» , estimet-il.
Approche participative
M. Gsim affirme qu’il est impératif d’adopter des modèles de prévisions pluviométriques afin de collecter et d’anticiper le traitement des données. Ces modèles sont indispensables aujourd’hui afin de mettre en place un système de gestion performant pour la mobilisation des ressources et qui soit adapté aux besoins de la population et des secteurs économiques. Il estime qu’il existe trois phases pour la gestion de la sécheresse. Une première phase de préparation et d’anticipation, durant laquelle il faudrait identifier les ressources disponibles et mettre un plan d’action pour bien les maîtriser. «Durant les cycles humides, on arrive à jeter un milliard de m3 par an des eaux du Nord dans la mer parce que nos barrages n’arrivent pas à les stocker. Ce sont des ressources qui auront pu être mobilisées par le transfert aux régions du Centre qui souffrent du dessèchement» , explique-t-il. La deuxième phase est la gestion de la sécheresse. Il s’agit d’une phase où il faut agir en urgence même au niveau de chaque gouvernorat, que ce soit pour l’eau potable, l’irrigation ou les autres secteurs économiques. Il faut impliquer tous les partenaires. La troisième phase est la phase postsécheresse, qui est une période de convalescence permettant de pallier aux séquelles de la sécheresse, selon M. Gsim. La Tunisie demeure toujours un pays semi-aride à aride avec des disparités dans le temps et l’espace. La pluviométrie varie de 1.000 mm dans le Nord à moins de 50mm dans le Sud. Les eaux souterraines doivent être considérées comme réserve stratégique pour le pays, puisque seulement un tiers de ces ressources sont à l’abri des impacts des changements climatiques, alors que les deux tiers sont des eaux saumâtres. Cela exige une nouvelle vision de la gouvernance de la ressource. Cette nouvelle vision se base sur une approche participative au niveau des régions, par la création de comités d’usagers pour gérer les problèmes de distribution d’eau. «La gouvernance ne doit plus être centrale, mais plutôt locale. Il existe un manque de visibilité dans la stratégie de gestion des ressources en eau. Les anciennes stratégies ont atteint leurs limites. Il faut agir en faisant recours aux comités de gestion à l’échelle locale. Ce qu’on appelle la gestion de proximité» , lance-t-il. D’ailleurs, il indique que la lourdeur administrative au niveau central constitue un réel obstacle à la bonne gestion des ressources. Il cite le cas des forages illicites qui se sont multipliés ces dernières années, à cause notamment de la gestion purement administrative, très lourde et trop lente des dossiers, tout en négligeant le contexte local.
Responsabilisation
De son côté, l’expert Safouane Mouelhi cite le cas du barrage Nebhana à Kairouan comme exemple concret de la gestion centralisée des ressources en eau. Il s’agit d’un barrage qui est en état chronique de manque d’eau à cause de la baisse de la pluviométrie, mais aussi d’un déficit de gestion. «L’arbitrage de la ressource du système Nebhana est fortement centralisé, avec un système de contrôle et de suivi très faible» , précise-t-il. Nebhana, qui dessert Kairouan, d’une part, et Sousse et Monastir, d’autre part, est l’objet d’un projet de transfert des eaux du Nord. Un projet qui a créé une polémique, il y a quelques mois, concernant la gestion locale des ressources de ce barrage, prenant conscience de l’état grave de déficit hydrique dans la région. Une polémique qui devrait être gérée selon M. Mouelhi, par l’approche participative. «C’est un cas concret de la tragédie des biens en commun, qui constitue une occasion pour bâtir de nouvelles règles de gestion car le taux de sensibilisation est élevé chez les parties concernées localement. Il est impératif de gérer les différents intérêts avec une approche systémique gagnant-gagnant» , affirme-t-il. M. Mouelhi ajoute que le cas du barrage Nebhana peut être géré en créant un système de concertation spéciale, avec une prise de conscience collective bien ressentie mais non pas encore mesurée par des sondages d’opinion. Ce système devrait identifier les différents interlocuteurs et les règles à suivre, tout en confiant au ministère de l’Agriculture, garant de l’unité nationale, l’appui technique et en impliquant les parties locales dans la gestion des ressources, en les responsabilisant, dans le cadre de la décentralisation. «Ce serait un parfait exercice local de développement territorial où la gestion de l’eau est un facteur de développement. Il faut prendre en compte trois principes fondamentaux qui sont l’équité, l’efficience et la durabilité» , précise M. Mouelhi. Un avis que partage l’expert Abdessatar Gsim, estimant qu’il faut veiller à appliquer la Gestion intégrée des ressources en eau (Gire), en impliquant tous les partenaires et en intégrant tous les paramètres au profit de la bonne gouvernance, de l’équité et la préservation de l’environnement. Il indique qu’il est important, sur le long terme, de mobiliser les ressources d’une façon sectorielle et de gérer les disparités entre les régions en la matière. Cela implique, selon lui, de revoir les modes de gestion agricole et de revoir les cultures. «Nous sommes en train de puiser nos ressources dans des cultures non intéressantes. Il faut adapter la gestion en eau à la gestion de nos produits agricoles, à l’exemple des cultures de tomates qui sont de grandes consommatrices d’eau. Il faudrait revoir la carte agricole, impliquer les gens et les inviter à comprendre les enjeux» , souligne-t-il. Des enjeux qui présentent, en effet, l’essence même de la problématique de gouvernance en relation avec le processus de prise de décision en ce qui concerne la gestion de la sécheresse. Le changement climatique est une donnée à prendre impérativement en compte, puisqu’elle est en train de perturber les cycles pluviométriques et de constituer une réelle menace pour la disponibilité des ressources en eau. Si les prémices pour la saison actuelle sont plutôt en faveur d’une assez bonne pluviométrie. Il faudrait que cela soit une raison de plus pour renforcer les mécanismes de bonne gouvernance au niveau local au profit d’une gestion concertée qui ne soit pas seulement un facteur de développement local, mais aussi national.