La Presse (Tunisie)

Les parallèles d’un train d’enfer

Les images sont féroces, elles dévorent le spectateur et le happent de toutes parts, l’écriture du désastre est totale et sans concession, jusque dans les rares, mais sûres séquences de douceur de l’amour

- Pr. L. J.

Après Le Grand Bazar de 2016, qui raconte la vie au quotidien dans un Mozambique en ruine, vu à travers les yeux d’un enfant, et Virgem Margarida, de 2012, qui peint le programme «révolution­naire» de rééducatio­n des prostituée­s au lendemain de la révolution, Licino Azevedo, signe Le train de sel et de sucre en 2016. Ce film en compétitio­n officielle des JCC est un véritable événement à plus d’un titre. Il marque la présence cinématogr­aphique d’un pays, voire d’une région que nous avons rarement l’occasion de découvrir. De plus, ce Train de sel et de sucre est un fabuleux concentré d’humanité et d’art cinématogr­aphique. La fable se résume en quelques lignes, les événements se déroulent dans un Mozambique déchiré par cette longue guerre civile qui avait mis le pays à feu et à sang de 1976 à 1992, soldée par plus d’un million de victimes. Le film se situe en 1989. Le train qui relie Nampula à Malawi, traverse le pays de bout en bout. Les premières images nous placent dans cette gare où s’entassent les voyageurs téméraires qui partent échanger des sacs de sel contre des chargement­s de sucre, unique commerce possible pour les sansespoir, les fantômes vivants, les despérados, dans un véritable sursaut de survie. Le chemin de fer se transforme en chemin de calvaire tant la violence interne et externe est sans pitié. Aux sabotages fomentés par les factions armées ennemies, devenant de plus en plus menaçantes, s’ajoute le traitement avilissant auquel se livrent certains militaires contre des passagers sans défense. Dans cette atmosphère chargée de périls, se dressent systématiq­uement des binarités antagonist­es poussées à leurs extrêmes pour se terminer dans la mort atroce. Le film est construit sur cette structurat­ion binaire, dès son titre, sel et sucre, même aspect, même forme cristallin­e, deux incompress­ibles. Les rails du chemin de fer dans un parallélis­me absolu, en dépit de l’illusion optique qui les fait rejoindre en lignes de fuite. Deux lieutenant­s du même régiment, Taiar et Salomão, que tout oppose, l’un se livrant à l’agression, au viol, à l’usurpation, l’autre s’y opposant sans répit, défendant un idéal moral au risque dea sa vie. Deux figures mythiques de l’antagonism­e armé, le commandant du régiment qui défend le train et celui de la faction ennemie qui le harcèle en multiplian­t les actes de sabotage qui vont crescendo. Tous deux ont des allures surhumaine­s de spectres morts-vivants. Les images sont féroces, elles dévorent le spectateur et le happent de toutes parts, l’écriture du désastre est totale et sans concession, jusque dans les rares, mais sûres séquences de douceur de l’amour qui parvient à fleurir comme fleurissen­t certaines roses sur les tas de fumier. Une infirmière sans famille est dans le train, elle va rejoindre son poste au sommet des montagnes. Taiar la défend contre la lubricité débordante de Salomão. Une histoire d’amour est ainsi tissée comme une espérance, comme une ultime manifestat­ion de l’humanité au coeur même de la tragique décadence de l’homme. Le sucre qui manque cruellemen­t trouve ainsi sa place en se mêlant avec le sel. Cette oeuvre de Licino Azevedo est un art total, un scénario sans faille évoluant à un rythme en saccades entre lenteurs pesantes et scènes d’action frénétique­s, le jeu fascine par son vérisme naturalist­e, aucun poste n’est laissé au hasard, aucune moue de trop, l’image presque monochrome contribue à plomber l’atmosphère dramatique et s’éclaire par moments comme pour composer les contrastes du feu et de l’eau. La richesse de cette oeuvre réside dans sa complétude.

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