Un diagnostic sans concessions
Le film de Amr Salama se déroule à l’envers, en flash-back minutieusement rythmé, à travers les aveux sur le divan de la psychanalyste, belle femme qui refuse de couvrir ses cheveux.
Sheikh Jackson, film de Amr Salama, est troublant, époustouflant, cruel et profond. Ce film est un diagnostic microscopique hautement précis de l’état de déliquescence des rapports de pouvoirs filiaux dans les deux sens, c’est-à-dire du père au fils et du fils au père, dans un chassécroisé d’humiliation et de résistance ou de retours de leviers. Le patronyme du personnage principal est l’un des signes les plus puissants du film ; il intrigue avant même de voir la moindre image, puisqu’il est haussé au niveau du titre général du film. Ce titre établit des horizons d’attente qui tardent à venir, mais dès qu’ils apparaissent, ils entament un mouvement continu de lignes de fuite qui convergent à la fin dans la superposition du personnage central avec de son nom complexe, décomposé à satiété. Le va-et-vient entre le présent atrocement marqué par une crise de schizophrénie et les retours successifs sur les souvenirs de chagrin où le personnage a pleuré, trouve l’une de ses résolutions dans le retour du personnage à la maison paternelle où les rôles sont inversés ; là ce n’est pas Khaled qui pleure, c’est son père qui a toujours été présenté comme un rock inébranlable, comme une incarnation de la virilité et de la puissance physique. Les larmes du pater familias sont celles de la défaite, elles rappellent une scène culte du Moineau de Youssef Chahine (1972), lorsque Sheikh Ahmad verse les chaudes larmes face à la démission de Nasser à cause du dépit historique de l’Egypte blessée en 1967. C’est à l’occasion de ce retour que le personnage retrouve la copie de sa rédaction, jadis confisquée par la maîtresse d’école quand il avait 10 ans, nous y découvrons alors ses interrogations existentielles à pro- pos du sens de son nom de Khaled, interrogations que le maîtresse considérait comme séditieuses et subversives, trop sérieuses pour son âge. C’est ce jour-même que disparaît sa mère belle, douce et affectueuse. Les fractures psychologiques multiples vécues par Khaled, alias Douda, alias Michael Jackson, alias Sidi Sheikh et, enfin, dans un ultime recollement des morceaux, Sheikh Jackson sont autant de prismes radiographiques de la crise de société que traversent les jeunesses arabes en cette période historique qui remonte à la Deuxième guerre du Golfe. Le film commence à la prime jeunesse de Khaled par une allusion aux espoirs de délivrance que représentait la figure de Saddam Hussein, exprimée fièrement par le père. Le moi mille fois brisé et recomposé souffre sans relâche et nous transmet cette souffrance démoniaque, terrifiante mortuaire. La vie de ce personnage commence dans le film par un enterrement, par une prière des morts où le prieur psalmodie merveilleusement les sourates baignées de larmes, avec une voix étouffée par la souffrance et les pleurs. Le défunt est un parfait inconnu qui réfère à la plus merveilleuse des femmes, la mère du jeune Sheikh,mais le Sheikh a le sentiment de se rapprocher de Dieux par la grâce de ces larmes répandues comme des libations. Le film de Amr Salama se déroule à l’envers, en flash-back minutieusement rythmé, à travers les aveux sur le divan de la psychanalyste, belle femme qui refuse de couvrir ses cheveux. Cette séquence psychothérapeutique est installée dès le début du film en off, comme pour constituer la trame de fond de ce que deviendra le puzzle de la vie des personnages en jeu. Khaled est passé dans ce scénario par tous les procédés de brisure, d’humiliation, de déconsidération, il en pleure à chaque fois. Ses pleurs, comptabilisés comme des stations majeures de son déroulé de vie marquent le tracé de ses failles internes et de sa lente descente aux enfers jusqu’à celui du fondamentalisme religieux où le conduit son oncle, l’un des maîtres des frères musulmans. La première blessure est celle de la mort de la mère, dont il ne se souvient même plus de la couleur des cheveux ; ne serait-ce pas une citation en hommage à l’Incompris de Luigi Comencini qui brosse les matériaux d’un traitement mélodramatique ? La disparition de la mère dont il cherche l’image partout, jusque dans le caveau tombal de la famille à la cité des cimetières, est contrebalancée d’un côté par l’hypertrophie de la présence paternelle, rude, autoritaire, charnelle, lubrique et d’une autre côté, par ce qui lui correspond dans l’autre pater familias, son oncle intégriste, dont les attributs des souffrances de la mort, les serpents, la géhenne, les chaînes, le feu des enfers, recouvrent ce qui reste des bribes de l’image de la mère. De jeune homme ouvert à l’amour, à la vie, à la danse, Khaled se transforme en prédicateur intégriste. Nous ne pouvons pas ne pas rappeler les correspondances entre cette trame et celle campée par Nouri Bouzid dans Making off. Les deux facteurs y sont présents, un père castrateur, un échec amoureux, des espoirs déçus. Les mêmes causes mènent aux mêmes effets. Le traitement de la déchéance psychologique dans le film de Amr Salama est minutieusement microscopique. Le film est composé en dents de scie. De très brefs moments de détente, souvent hilarantes, tant le jeu et les situations sont réussis, préparent la férocité des tensions qui prennent le spectateur par les tripes. Difficile de ne pas s’identifier à tant de situations qui nous entourent de toutes parts. Là encore, il faut rappeler la puissance des structures mélodramatiques, aptes à vaincre toute résistance contre les flux de l’émotion. Ces structures savamment expérimentées par une certaine littérature du XIXe, puis reprises par le cinéma qui s’apparente au genre du drame, ont fait le bonheur du cinéma égyptien. Amr Salama les reprend à son compte et les insère magistralement dans la composition de son scénario avec ses conflits filiaux et ses blessures injustes infligées par le père sur le fils et inversement. La richesse de ce film réside dans son parti pris spéculatif et non accusateur. Le traitement manichéen qui marque beaucoup de films anti-fondamentalistes est soigneusement écarté au bénéfice d’une réflexion transcendante du réalisateur, poussant les justificatifs de chacun des personnages dans leurs ultimes retranchements. Ce film nous interpelle et nous pousse à gérer autrement les fractures sociales, les blessures historiques et les humiliations nationales que nous subissons. Amr Salama a presque l’âge de son personnage principal, il est né en 1982, ce qui autorise la recherche d’une piste autofictionnelle. Le jeu d’acteurs dans ce film est économe, précis, naturaliste à outrance, sans la moindre fioriture, sans caricature ni surjeu, jusque dans les scènes les plus loufoques, ce qui confère encore à cette oeuvre plus encore d’éléments d’équilibre des constituants, de cohérence thématique et de pertinence formelle.
Pr. Lassaad JAMOUSSI