Un arc-en-ciel un peu trop pâle
Concrètement dans la pièce signée par Aymen Mejri, l’idée de ce renversement est celle de poser notre monde actuel en négatif : les créateurs de la vie et du rêve sont dans une posture d’opposition armée de rêves et de couleurs de l’arc-en-ciel
Je n’aime pas écrire sur des spectacles que je n’aime pas, mais quand je suis attiré par certaines aspérités, tel ou tel jeu d’actrice ou d’acteur, telle ou telle trouvaille scénographique qui brillent et scintillent en orphelin(e)s dans un agencement composite de bavardages tirés en longueur, je me dis qu’écrire devient une nécessité. Kozah, disons-le de prime abord, est une pièce qui a beaucoup de chance comparée à toutes celles qui se fraient péniblement leur chemin dans le concert de la création théâtrale en Tunisie, elle a bénéficié des atours de la désormais Grande Maison le Théâtre National. Nous sommes donc en droit de nous attendre à un travail professionnel hautement achevé. Que nenni. L’idée de cette oeuvre est intéressante : que serait la scène si nous procédions à un jeu de retournement ou de renversement (comme dirait Didier Anzieu à propos de la pensée comme création où les retournements fondent des paradoxes créatifs dans la mesure où la logique des choses admises est soudain prise à rebours, ou bien comme processus négatif des renversements qui consistent à poser le monde à l’envers et à en inverser les valeurs). Concrètement dans la pièce signée par Aymen Mejri, l’idée de ce renversement est celle de poser notre monde actuel en négatif : les créateurs de la vie et du rêve sont dans une posture d’opposition armée de rêves et de couleurs de l’arc-en-ciel. Ils sont assimilés à des « terroristes » retranchés dans un lieu secret de peur de se faire prendre par le pouvoir absolutiste qui, dehors, édicte les menus détails des obligations totalitaristes que chacun doit observer, de son mode vestimentaire à son rythme respiratoire. Autant dire : les pires intégristes fondamentalistes sont au pouvoir et, en face, une poignée d’artistes, de rêveurs invétérés continuent à lutter à coups de couleurs de l’arc-en-ciel. Qu’en reste-t-il quand on a tout de suite compris cette entorse au sens des choses avérées ? Un effort de virtuosité dans le jeu des comédiennes et des comédiens qui reste touchant à bien des égards. Quelques regrets de faux jeu ou de sur-jeu notamment dans la scène où Imen Ghazouani force considérablement sur ses cordes vocales pour renforcer une attitude autoritaire ou dans les faux pleurs interminables de son partenaire qui lui redemande de jouer encore la même scène. Les tentatives d’habillage vidéo, qui recouvrent, à travers plusieurs projecteurs synchronisés, tous les manteaux de la scène dès le départ de la pièce, et qui reviennent par moments pour émailler l’espace en filet inextricable, ont du mal à s’intégrer organiquement à l’ensemble ; ces effets fonctionnent comme des enjoliveurs, des illustrations plaquées sur l’image scénique, artificielles. Mais là où le bât blesse pour de bon, c’est au niveau de l’absence de structure d’ensemble. L’idée d’un monde à l’envers a vite fait de mourir en idée sans donner lieu à une véritable matière dramaturgique organiquement liée à travers micro-actions, personnages, dialogues et situations. Ça va dans tous les sens, tout est bon pour meubler le vide dramaturgique, cris, sauts, silences, bavardages, coq-à-l’âne permanent. Dans cette frénésie à l’emporte-pièce, nous ne pouvons pas ne pas remarquer des références jaïbiennes patentes ; celles-ci se reconnaissent dans le rythme, la prosodie et la diction de Imen Manaï. On se demande si cette manière de psalmodier le récit (de la femme réduite à une machine de production) relève de l’hommage ou de la parodie. La longueur de cette citation, si elle en est une, laisse dubitatif. En revanche, les références à Jounoun, à la séquence des assiettes (la Cène, le dernier repas familial où Fatma Saydane était au centre d’une chorégraphie magistralement écrite et exécutée comme du papier à musique) ne laissent plus l’ombre d’un doute. Cette séquence si magnifique dans Jounoun au point de mériter d’être érigée en un morceau d’ontologie a fait l’objet d’un plagiat plat et geignant. Gestuelle maladroite, grossière, répétitive et lassante. La référence à Jounoun s’alimente aussi des insultes proférées contre la mère à qui on souhaite la mort !!! Nous sommes en droit de nous demander où réside le lien avec l’ensemble des autres scènes ? Le problème majeur de cette pièce est un problème d’agencement et de cohérence des scènes entre elles, même si l’écriture dans son ensemble voudrait s’apparenter à une écriture éclatée. La composition fragmentaire ou discontinue est une forme extrêmement difficile à maîtriser, elle ne doit en aucun cas être un prétexte à un assemblage incongru. En somme, Kozah, en dépit des moyens matériels et scénographiques, malgré les efforts des comédiennes et des comédiens qui n’ont pas démérité dans l’ensemble et nonobstant l’idée du retournement qui aurait pu se transformer en matrice dramatique intéressante, malgré tous ces aspects intéressants, cette pièce nous semble peu convaincante. «Les enfants perdus» de Aymen Mejri-Production : Théâtre national tunisien. Avec : Imen Ghazouani, Imen Manaï, Hamza Ouertani, Rached Errachdi, Noureddine Mioub