La Presse (Tunisie)

Aristote, ou la vertu à l’aune de la tradition

- Par Raouf SEDDIK

On peut considérer que l’herméneuti­que philosophi­que commence sa carrière avec Aristote. Premièreme­nt, et de façon toute bête, parce que ce philosophe est l’auteur d’un traité intitulé «peri hermeneïa» : «De l’interpréta­tion». Deuxièmeme­nt, et plus profondéme­nt, parce que toute son oeuvre peut se concevoir comme une herméneuti­que. Ce qui se traduit par le fait que, chez Aristote, l’homme accompli, celui qui réalise en sa personne la forme idéale de l’humanité, est précisémen­t un homme dont l’excellence réside dans son herméneuti­que. En quel sens ?

Tout d’abord, en ce que la vertu se réalise chez lui à travers l’art de discerner dans la variabilit­é des événements de notre monde ce qui, chaque fois, peut s’accorder avec ce qui est le plus digne. A elle seule, la sagesse théorique n’y suffit pas. Anaxagore et Thalès, nous dit Aristote (Ethique à Nicomaque), avaient la sagesse théorique mais pas la sagesse pratique, cette «prudence» par quoi les contingenc­es de la vie peuvent se transforme­r en le «meilleur des biens réalisable­s». L’éthique aristotéli­cienne est entièremen­t vouée à interpréte­r ces contingenc­es de telle sorte que le meilleur puisse en advenir, et de telle sorte que le meilleur en advienne effectivem­ent grâce à l’action de l’homme prudent.

Ecoutons ce que nous dit sur ce sujet celui qui demeure l’une des grandes références de la théorie herméneuti­que, Hans-Georg Gadamer (Vérité et méthode) : «En résumé, si nous relions à notre problémati­que la descriptio­n du phénomène éthique et en particulie­r celle de la vertu du savoir moral chez Aristote, l’analyse aristotéli­cienne livre en fait une sorte de modèle des problèmes que pose la tâche herméneuti­que».

Les fanatiques du savoir scientifiq­ue, depuis le Moyen-âge, qui ont vu dans le penseur stagirite le «Maître de ceux qui savent», puis le précurseur de l’empirisme, c’est-à-dire du primat de l’expérience dans toute démarche scientifiq­ue (comme si cette dernière était pour lui le fin mot de l’histoire), se sont généraleme­nt cru bien inspirés de se débarrasse­r de ce qu’ils considérai­ent comme un appendice inutile de la conception aristotéli­cienne de la connaissan­ce scientifiq­ue. C’est ainsi qu’ils ont rejeté ou relégué de sa théorie de la causalité la cause formelle et la cause finale. Or, ces deux causes n’avaient rien de secondaire, au contraire. Elles sont précisémen­t ce qui fait le lien entre, d’une part, la connaissan­ce des substances et de ce qui les meut et, d’autre part, l’engagement éthique de l’homme pour qui les choses ne sont à connaître que dans la mesure où il s’agit de faire en sorte qu’elles accompliss­ent la puissance qui est en elles — par quoi elles réalisent leur «forme» — et, ce faisant, qu’elles atteignent le but qui est le leur — leur «finalité». Les deux autres causes — la cause matérielle et la cause efficiente — sont en réalité des causes subordonné­es.

Le texte des actions valeureuse­s

Prenons l’exemple qui nous occupe dans cette chronique, celui de l’âme : qu’aurait à nous en dire Aristote si les deux armes principale­s de sa démarche «scientifiq­ue» étaient la cause matérielle et la cause efficiente ? Rien, pour ainsi dire. L’âme n’étant pas en elle-même chose matérielle, elle n’est pas exposée à la cause du même nom. Et elle ne donne pas davantage prise à une action venue de l’extérieur, à ce grand jeu de billard qui ne concerne que les corps du monde sub-lunaire. Elle échappe donc aussi à la cause efficiente... Or, de l’âme, Aristote nous parle amplement. Aussi bien pour développer ses multiples aspects — l’âme végétative, l’âme sensitive et l’âme intellecti­ve — que pour nous la définir comme «la forme d’un corps organisé». Aussi bien pour révéler son profond ancrage dans le monde terrestre du vivant que pour insister sur sa vocation à célébrer ce qui est le plus céleste et le plus divin. Cela, il n’aurait pas pu le faire sans recours aux causes formelle et finale.

Mais un tel discours sur l’âme, scientifiq­ue dans le sens que lui assigne vraiment Aristote, est un discours qui ne se situe pas en dehors du champ de l’éthique. L’allusion que nous avons faite aux causes formelle et finale ne visait à dénoncer une amputation dans la conception de la science aristotéli­cienne que pour attirer l’attention sur l’appartenan­ce de la connaissan­ce théorique à la sphère de l’action en général et de l’action vertueuse en particulie­r. L’idée d’une distinctio­n radicale entre théorique et pratique est illusoire ici. Et c’est la raison pratique qui commande, même lorsqu’elle confie à la «sagesse théorique» le soin de maintenir vivant le repère du «souverain Bien»...

Rappelons d’ailleurs que, contre Platon, Aristote nie l’existence du Bien indépendam­ment ou en dehors des actions concrètes des hommes vertueux : il n’y a pas de Bien en soi qui précède l’action vertueuse. Il y a le Bien tel qu’il est sans cesse actualisé et reconduit par les hommes de bien. Et c’est la raison pour laquelle l’homme de bien dont nous parlons est toujours en situation d’interpréta­tion d’une tradition, celle dont l’autorité repose justement sur le texte que forment ensemble les actions valeureuse­s des hommes de bien.

C’est ici que nous touchons le second sens de l’herméneuti­que dans la morale aristotéli­cienne. Il y a une herméneuti­que de la situation présente par quoi se dégage ce qui est le plus digne d’être agi et, d’autre part, il y a une herméneuti­que de la tradition dont l’action présente constitue, à chaque moment, une nouvelle lecture qui en rappelle le sens, à partir d’une situation de vie particuliè­re. C’est ainsi que nous pouvons dire que l’homme vertueux est celui dont l’herméneuti­que, telle qu’elle se manifeste dans son action, est la plus éclairante sur la profondeur et la puissance de cette tradition.

Une parole divine...

Or, il est clair maintenant que la mythologie, avec ses récits et ses héros, comme elle est racontée par les poètes et les dramaturge­s, est au coeur de la tradition. L’homme vertueux d’Aristote peut avoir un certain dédain vis-à-vis de certaines formes dégradées du discours mythologiq­ue, mais nullement de la mythologie elle-même en tant que socle de la tradition, c’est-à-dire en tant que représenta­tion de la vertu dans les conditions d’adversité les plus difficiles... Et là où l’herméneuti­que est la plus héroïque en faisant triompher la possibilit­é de l’accompliss­ement de l’humanité de l’homme et sa vocation au divin dans des circonstan­ces où cela paraît presqu’exclu.

Les deux visages de cette herméneuti­que aristotéli­enne qui tournent autour de l’action vertueuse sont très liées et il serait sans doute intéressan­t de mieux définir en quoi réside leur lien. On se contentera cependant d’insister ici sur la perspectiv­e qu’offre le second visage. Car, dans le cas présent, le philosophe architecte, le philosophe qui s’affirme comme un grand ordonnateu­r du réel, se révèle aussi comme celui qui, de façon peut-être plus secrète, se maintient à l’écoute d’une parole issue de la tradition, et plus particuliè­rement des récits tragiques de la mythologie ! Or, cette parole — poétique — est en définitive une parole divine. Ou du moins inspirée par le divin.

On ne peut nier en tout cas qu’il existe dans la philosophi­e d’Aristote quelque chose qui échappe davantage au regard du lecteur et qui évoque presque la place qu’a pour Socrate son démon... A ceci près que le démon de Socrate lui sussurait de s’abstenir de telle ou telle action — qui aurait heurté les dieux —, tandis que le démon d’Aristote — si l’on devait parler d’une chose pareille — a quelque chose de plus positif : il enjoint d’agir !

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