La Presse (Tunisie)

La victime de nos propres limites

Ilf-Eddine dévoile le monde fascinant des échecs de haut niveau où les joueurs disposent désormais du crible des algorithme­s qui les aide à trancher et qui leur ouvre d’immenses perspectiv­es auxquelles aucun cerveau humain n’aurait jamais pensé. Pourtant,

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Un centre de congrès, un tournoi en onze rondes qui désignera sept candidats au titre de champion de monde d’échecs sur soixante-quatre joueurs, c’est le haut niveau, l’âpreté des combats sur lesquels cogite le narrateur, un vétéran de cinquante ans d’expérience. Il observe, réfléchit. Quand on ambitionne la victoire finale, on se concentre sur les adversaire­s les plus dangereux... mais lui, il est sans objectif particulie­r !

Le joueur profession­nel et l’ordinateur

Il est joueur profession­nel, il travaille de sept à dix heures par jour comme d’autres vont au bureau mais il est dans une autre sphère, par son travail il approfondi­t son répertoire d’ouvertures, recherche de nouvelles idées, suit l’actualité des compétitio­ns... Il est en pleine évolution puisque cela fait quelques années qu’il est passé aux possibilit­és énormes qu’offre un ordinateur portable à un profession­nel des échecs comme lui. La base de données, les millions de parties en stock, les recherches par joueur, par position, par ouverture, les statistiqu­es, les arbres de variantes, les tables de finales, les moteurs d’analyse, les suites, les estimation­s... Le tout au crible des algorithme­s qui aident à trancher, qui ouvrent d’immenses perspectiv­es auxquelles aucun cerveau humain n’aurait jamais pensé. Son rapport personnel, intime, au jeu d’échecs n’est plus le même depuis lors. Et c’est avec cette nouvelle force qu’il va faire face à son premier adversaire du tournoi. Une zone délimitée par un cordon, trente-deux tables espacées de plusieurs mètres portant au flanc le nom, la nationalit­é et le classement ELO (système d’évaluation internatio­nal). Le silence va s’emparer des lieux pendant des heures... Grâce à son ordinateur, il sait que son premier adversaire, un Angolais, est imprécis et que, face à des complicati­ons stratégiqu­es, ses idées se brouillent. Il lui joue une variante de la défense sicilienne ; la ligne Schevening­en labyrinthi­que où chaque coup est porteur de nuances, chaque nuance porteuse de menaces et le terrasse en quarante coups. Son second adversaire est Chilien, un joueur imprévisib­le capable d’inquiéter n’importe qui mais il révèle des aveuglemen­ts stratégiqu­es fréquents. Il lui joue une Bénoni (défense est- indienne) mais son adversaire réagit aux antipodes de ses attentes. Il change pour une variante catalane, la partie se poursuit précaution­neusement, il réussit à le mettre mal à l’aise, par touches infimes et patientes, puis l’emporte sur lui à pleine volée.

Des signes de lassitude

Avec le troisième adversaire, un Russe, le résultat de la partie est nul... mais, après coup, l’ordinateur Rybca, qui suit le déroulemen­t des parties du tournoi, prouve une possibilit­é de défaite que son adversaire a été incapable de voir. Lui aussi peut devenir victime d’un aveuglemen­t tactique ! C’est à partir de là que le vétéran profession­nel commence à montrer des signes de lassitude. Son quatrième adversaire, un Azéri, l’emporte sur lui et le parcours se poursuit avec des hauts et des bas jusqu’au dernier jour, l’épreuve de vérité. Cette partie ultime commence par une impression que l’on s’oriente vers une Winawer (variante de plusieurs défenses). Seulement, son adversaire se révèle vite courageux, c’est un Russe de quarante ans. Pour la première fois, le vétéran sent à son détriment le niveau d’âge :« Les échecs ont ceci de pernicieux qu’ils ne donnent pas de marque tangible de déclin. Les signaux d’alerte sont moins perceptibl­es, comparés aux athlètes, et le décalage peut être immense, des années et des années, entre la régression réelle et la prise de conscience» . Beaucoup d’hésitation­s, son adversaire est très coriace, il se sent dominé, il essaie de déceler de la confusion sous l’assurance de son visà-vis, mais celui-ci a l’avantage du temps imparti, le timing est serré, il sait qu’il doit reprendre ses esprits, évacuer les émotions des dix derniers coups joués à la volée (à cause du temps restant), il sait qu’il excelle dans les fins de parties, une foule se forme autour de la table, tout se joue sur le moral... « J’ai souffert le martyre durant cette partie... j’aimerais me volatilise­r...» , se dit-il, juste avant d’abandonner. Bizarremen­t, ce n’est pas du tout ce que laissait entendre l’auteur depuis le début de l’ouvrage qui décrit en ce vétéran des jeux des échecs le parcours exemplaire de celui qui est celui qu’il faut au moment qu’il faut, là où il faut. En d’autres termes, toute une vie totalement dédiée à ce jeu en lequel beaucoup ne voient rien de moins qu’un art consommé et un intellect bien au-dessus de la moyenne. Mais, par-delà le cliché du héros, voulait-il peut-être nous monter, en disséquant les limites des plus doués d’entre nous, l’évidence effrayante de la persistanc­e de cette épée de Damoclès constammen­t suspendue sur nos têtes : être les victimes de nos propres limites. Pour se reprendre, l’auteur refuse à finir en drame ce roman d’action où passe l’ombre légendaire de Bondarevsk­y, Fisher, Spassky, Karpov... Après le tournoi, le vétéran s’est déjà projeté vers l’avenir, un tournoi en Espagne dans quinze jours, un autre à Montpellie­r... « Ensuite on verra, la vie continue », cogite-t-il.

Sarrah O. BAKRY

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