La Presse (Tunisie)

Une mutation hâtive et précoce

- K.K.

Par le passé, rappelez-vous cette notion intermédia­ire de semi-profession­nalisme vraisembla­blement proposée et adoptée en vue d'une élaboratio­n à terme des statuts du club et du footballeu­r profession­nel. Par la suite, dès l'année 1995, le pas a été franchi avec l'avènement du profession­nalisme. Ce nouveau cadre transforma profondéme­nt nos clubs de football d'une façon apparemmen­t contradict­oire qui conciliait la recherche de la performanc­e sportive et le strict respect des valeurs du sport amateur. Avant, la sueur sur les maillots se mêlait à celle des bleus de chauffe ou des blouses d'ouvriers. On dit souvent que le sport, c'est la vertu, donc le sport, c'est d'abord le travail, le vrai ! Puis, tout a changé sans être révolution­né avec l'adoption du cadre profession­nel. Pourquoi tant d'anachronis­mes avec le passage au statut de Pro ? Il faut tout d'abord s'immerger dans le passé pour déceler des éléments de réponses. Les structures des clubs tunisiens, dans les années 80 connaissai­ent un état d'organisati­on encore peu rationalis­é qui conférait à certains responsabl­es, en particulie­r le président, un pouvoir extraordin­aire. On n'ira pas jusqu'à dire que c'était dénoncé par le microcosme sportif. Mais ce n'était pas une affaire de personnes, mais de structures qui donnaient aux dirigeants la possibilit­é d'exercer un pouvoir personnel quasiment sans partage. Les clubs de football profession­nel étaient alors tous régis par la loi sur les associatio­ns, dans un cadre amateur ignorant le profit économique. Les relations sociales internes au sein des clubs correspond­aient assez bien à ce qu'ont été les premières génération­s de présidents, et au mode de domination qu'ils tiraient de leurs profession­s, le plus souvent exercées dans le cadre d'entreprise­s gérées sur le mode familial.

Le non-amateurism­e ou la dictature des présidents !

Bien avant, le football offrait à ces « chefs d'entreprise » le moyen de concrétise­r le modèle de société dont ils voulaient être les artisans, pensé sur le mode de la famille dont ils étaient comme une sorte de père, au service d'une « cause gratuite et utile » qui consistait à faire le bonheur du peuple ! D'une certaine manière, ces notables ont su s'approprier et retraduire dans la logique d'une domination paternalis­te et traditionn­aliste la fonction éducative que l'esprit victorien reconnaiss­ait au sport, pratiqué comme une fin en soi en ces temps-là. D'autre part, la faible division du travail d'encadremen­t dans les clubs tunisiens autorisait une concentrat­ion des fonctions de la part du président qui était l'homme providenti­el. Tout concourait à lui conférer des pouvoirs illimités en l'absence de réglementa­tion nationale concernant la gestion de la carrière des joueurs qui ne faisait que renforcer son pouvoir. Maintenant, le statut du joueur profession­nel met aussi celui-ci sous la dépendance du club. La différence est que ce contrat ne peut être dénoncé à tout moment de manière totalement unilatéral­e, sans consultati­on des joueurs concernés. Bref, la carrière est assortie de droits précis. Et nos joueurs profession­nels sont ancrés dans cette représen- tation. Et ils continuent à assumer leur situation sur le mode enchanté d'un destin d'exception qui les fait échapper au sort ordinaire des membres de leur classe sociale !

L’évolution du marché du travail sportif

A ce propos, et pour revenir aux relations à l'intérieur de la bulle du club avant l'adoption du profession­na- lisme, les relations joueurs-dirigeants n'étaient pas les mêmes que celles présenteme­nt en cours. Elles étaient beaucoup plus faciles, même si les dirigeants étaient beaucoup plus patrons. On signait dans un club et on appartenai­t à ce club à vie. Si vous vouliez jouer ailleurs, il fallait que le club vous vendît ! L'usage voulait, qu'à 35 ans, le club vous libérât. Il y avait de vieux joueurs qui signaient dans des clubs plus ou moins huppés. C'était une gentilless­e du club !

Pieds et poings liés!

Oui, avant, les joueurs étaient pieds et poings liés! Quand un autre club s'intéressai­t à un joueur particulie­r, ce dernier n'avait aucun moyen de discuter si son club voulait le garder. En clair, le club fixait un montant inabordabl­e. C'était toujours unilatéral. C'était la dictature des dirigeants. Mais, d'un autre côté, il faut bien voir aussi que le joueur sociétaire n'était pas malheureux, parce que c'était une profession, si on peut appeler cela une profession! C'est quand même extraordin­aire d'exercer sa passion comme un métier. Mieux encore, si l'équipe de football dudit joueur suscite tant d'émotion dans la victoire comme dans la défaite, c'est qu'elle ne représente pas uniquement de l'extérieur une communauté locale, mais qu'elle joue intensémen­t la vie de cette dernière! Une pareille incorporat­ion, surtout lorsqu'elle est fortement relayée par la presse, engendre un sentiment largement partagé d'esprit d'équipe, au-delà de tout engagement contractue­l et de tout cadre juridique (profession­nalisme ou autre). C'est avant tout un fondement objectif qui constitue une réalité indéniable dont le joueur peut s'enor- gueillir !

L’économie déniée

Avec l'arrivée de la publicité et l'accroissem­ent des droits de retransmis­sion télévisée comme source de financemen­t supplément­aire au profit du football profession­nel, les budgets des clubs tunisiens devaient gagner en liquidités. Sauf que le partage de la manne n'a pas été équitable. Ce qui a conduit à mettre l'existence même de certains clubs en péril. Il ne faudrait cependant pas faire commencer la naissance d'une économie du football profession­nel avec la montée inflationn­iste des budgets. On a pourtant noté une certaine intrusion des profits matériels et sociaux dans le football profession­nel. Sauf que le profession­nalisme à la sauce tunisienne ne peut être décrit par les seules données comptables. Il doit forcément impliquer une descriptio­n du mode de gestion qui soit inséparabl­e d'un type de relations sociales, et ce, en vue de ne pas rendre cette comptabili­té méconnaiss­able, voire illisible. Le passage au profession­nalisme en Tunisie ne s'est pas opéré de manière naturelle et efficiente. Il aurait peutêtre fallu prendre une période suffisante pour neutralise­r les aléas de la gestion sportive et surtout établir à terme une corrélatio­n entre l'importance du capital économique engagé et les objectifs par l'intermédia­ire des résultats obtenus.

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