Un retour aux sources salvatrices
Elle s’occupe d’enfants en difficulté, effectue des visites à domicile, partage ses repas avec eux et les accompagne en colonie de vacances.
Habiba Fouzai, jeune femme de 35 ans, travaille dans un centre pour enfants en difficulté à Fernana. Elle n’a pas connu son père, décédé quand elle n’avait que 3 mois, sa soeur aînée avait un an et quelque, sa mère 23 ans. Une mort foudroyante suite à une affaire d’héritage qui a mal tourné, des terres subtilisées, des pièces administratives truquées. Le père trépasse, laissant sa petite famille livrée à elle-même, sans rien. La mère, issue d’une famille de terriens originaires de Jendouba, est sommée de retourner au gîte familial. Connaissant les moeurs des siens ; on interdira à ses filles d’aller à l’école, la proposition assortie de conditions, inévitablement, sera rejetée. Zakia, la jeune veuve, travaillera à la municipalité comme agent de propreté et d’hygiène. « Sa famille a refusé de l’aider, elle n’a qu’à assumer son choix ». Elle l’assumera et élèvera seule ses deux bébés. Dans une maison composée d’une chambre, la jeune Habiba, sa soeur et sa mère vivent entre Aïn Draham et Fernana, dans une zone rurale au pied de la montagne. Par le labeur maternel et la sueur, les bébés devenus enfants prennent très tôt conscience de la situation. « J’avais sept ans quand ma mère ramenait sa paye de 45 dt, ensemble on faisait le budget» . Pour arrondir ses fins de mois, Zakia ne ménageait pas ses forces, travaillant dans les cliniques et ailleurs pour que ses filles ne manquent pas de l’essentiel : « Nous étions toujours propres et bien habillées. Nous avions de très bons résultats scolaires, ma soeur et moi»
. Intelligentes, les moyennes annuelles des deux soeurs fluctuaient entre 19 et 18. Elles recevaient régulièrement des prix de fin d’année.
Le souvenir qui marque
Malgré les difficultés de la vie, Habiba, au caractère bien trempé, était une élève brillante et turbulente. Un incident est resté gravé dans sa mémoire de petite écolière : « Une des institutrices ne m’aimait pas, j’étais toute petite, pourtant, en deuxième année primaire, mais elle me détestait. Une fois, en plein cours, elle m’interpelle ; tu te prends pour qui, toi, que fait ton père ? Pensant que mon père était quelqu’un d’important. Il travaille dans l’espace, ai-je répondu» . Les camarades de Habiba éclatent de rire et révèlent à l’enseignante que le père était au ciel, c’est vrai, parce que mort. L’enfant ne se déclare pas vaincue pour autant. «Pendant que les autres élèves, craintifs, cherchant à lui plaire, lui ramenaient des petits cadeaux, moi, je continuais à lui tenir tête» , se rappelle-t-elle, amusée, pour ajouter : «j’ai difficilement accepté l’absence du père ». Chaque soir, la mère Zakia surveillait les devoirs de ses filles. Somnolant après une dure journée, elle se réveille en sursaut, «prenait le cahier à l’envers » et les gronde : «vous n’êtes pas en train de travailler, je sais» . A la moindre rature, elles étaient obligées de tout refaire. Le stratagème maternel a porté ses fruits. «C’est seulement beaucoup plus tard que nous avons compris que notre mère ne savait ni lire ni écrire» . Habiba et sa soeur étaient des enfants parrainées par l’Etat. Chaque jour à midi elles regagnaient un centre pour enfance où elles prenaient leurs repas et faisaient leurs devoirs. L’Etat finance l’habillement, les fournitures solaires, les soins médicaux. Un bus scolaire venait les chercher et les déposer chez elles. Cette situation était source d’embarras pour la petite fille. « De notoriété, ce sont les pauvres et les orphelins qui sont pris en charge par le centre. Parfois, j’étais tentée de sécher les cours pour ne pas y aller. Mais une scène me hantait ; il nous arrivait sur le chemin du retour, alors que nous étions dans le bus, de dépasser ma mère marchant à pied pour rentrer à la maison, elle faisait 6 à 7 km sous la pluie et sous le soleil. Cette image a marqué mon enfance ».
De l’audace
Responsables, les deux soeurs se sont empressées d’épauler leur maman «qui ne s’est jamais remariée» . Après les cours au collège, elles allaient chez le photographe du quartier, un proche, l’aider et apprendre le métier. Tenaces et organisées, elles suivent une formation et obtiennent un diplôme professionnel de photographie. Grâce à ce travail, les deux jeunes filles parviennent enfin à gagner un peu d’argent de poche. Après le bac et une année universitaire ratée, Habiba fait une demande de réorientation et l’obtient pour faire ce qu’elle a toujours voulu, l’Institut supérieur des cadres de l’enfance à Carthage Dermech. Parallèlement, Habiba monte un petit projet moyennant un prêt universitaire et devient photographe professionnelle. Elle effectuait les reportages photos des mariages, des anniversaires, et couvrait les réunions officielles au gouvernorat. Avec son audace habituelle, la jeune femme aborde les responsables : « C’était une opportunité pour moi de les connaître et les sensibiliser à notre situation ». Au bout de deux ans d’études en langue française à Bourguiba School, Hanène, sa soeur, ne parvenait plus à couvrir les frais de sa vie à Tunis. L’aînée de la famille passe un concours et décroche une belle place dans un cabinet ministériel, « du fait que nous étions parrainées par l’Etat, des responsables nous ont donné des coups de pouce. Il y avait de l’implication de leur part».
Habiba, de son côté, obtient son diplôme en 2006 et travaillera en 2007. Elle est nommée directrice d’un club pour enfants à Bni Mtir. Pas pour longtemps, postulant pour une mutation, elle sera nommée éducatrice-animatrice dans le même centre où elle était enfant. Opérant un retour aux sources et peutêtre panser une blessure.
Le repos du guerrier
La mère, devenue grandmère, s’occupe maintenant de ses petits-enfants avec le sentiment du devoir accompli. Zakia a pris sa retraite, acheté un lopin de terre et construit une villa de trois étages. Pendant ce temps, Habiba se regarde sans complaisance. Un parcours difficile, certes, mais avez-vous le sentiment d’avoir réussi ? : « Oui, Dieu merci, mais je me sens usée, j’ai l’impression d’avoir vécu plus que mon âge ». De cette enfance difficile, des souvenirs et quelques séquelles résistent au temps. «J’ai du mal à me contrôler, je suis devenue nerveuse. Parfois j’ai des réactions démesurées. Je m’implique trop. Au cours des réunions avec les responsables, il m’arrive d’être impulsive, de pleurer même. J’ai peur des fuites, peur que des enfants soient privés de leurs droits ». Elle les protège et les défend en défendant une partie d’ellemême. Ces enfants du centre auront-ils les mêmes chances qu’elle et sa soeur ? «L’Etat déploie d’énormes moyens, les enfants sont assez bien habillés, mangent à leur faim, des soins médicaux leur sont assurés. Mais la situation n’est plus ce qu’elle était, la pauvreté s’est étendue, la situation économique du pays y a contribué. J’ai travaillé quelques mois après l’obtention de mon diplôme, je connais des enfants parrainés qui sont restés 11 ans au chômage». Habiba s’occupe de ces enfants en difficulté, effectue des visites à domicile, partage les repas avec eux et les accompagne en colonie de vacances. Des rappels de sa propre enfance, une réincarnation d’elle-même qu’elle s’efforce de combler. «Je fais exactement le travail de l’éducatrice, Mme Jazia, qui avait exercé sur moi une forte influence quand j’étais demipensionnaire au centre». Malgré cette tension qui ne la quitte plus, Habiba coule désormais des jours paisibles. Un bon mari « qui connaît tout sur moi» , deux garçons et une fille, la jeune épouse et maman est bien installée et heureuse. Au-delà du destin, la conjonction de trois éléments décisifs a construit la réussite de notre héroïne du jour. Une mère combative comme il n’y en a pas deux comme elle, la nature de Habiba et ses atouts intrinsèques, mais aussi l’Etat tunisien qui a suivi avec les moyens du bord cette enfant forte et fragile pour l’amener à bon port. Des enfants de la République, des pupilles de la Nation, témoignages vivants d’un Etat dont on peut être fier.