La Presse (Tunisie)

Une comédie burlesque, mais tragique

La pièce est une très libre adaptation de «Monsieur Bonhomme et les incendiair­es» de Max Frisch. Une comédie considérée comme un chef-d’oeuvre universel qui a connu des centaines de mises en scène.

- Hella LAHBIB

La pièce de théâtre « Akhta Rassi,» dont le titre pourrait être traduit par l’expression « Après moi le déluge », de Naoufel Azara, s’est produite à El Teatro mardi soir. Devant un public composé en grande partie de familles et d’amis, le rideau se lève après 22 heures sur une scène plongée dans le noir. Une rangée de personnage­s dont on aperçoit seulement les pieds qui s’agitent, marmonnent à tour de rôle, ensuite tous ensemble, dans une cacophonie générale, soutenue par la musique, des paroles dont on ne saisit pas très bien le sens. Petit à petit, commence à s’installer avec l’apparition des personnage­s l’histoire de Si Hayder; un petit bourgeois (Abdelkerim Banneni), enrichi par l’invention d’une lotion capillaire avec un associé, invisible dans la pièce, mène chez lui une vie tranquille en compagnie d’abord de son aide-ménagère Kawekeb (Lobna Mechichi). C’est elle qu’on voit en premier, qui occupe davantage la scène par ses incessants, parfois inutiles, va-et-vient, ensuite de sa femme, Kenza (Héla Ayed). La tranquilli­té de cette vie paisible tranche avec l’insécurité de l’extérieur où deux pyromanes font planer la peur sur la ville. Si Hayder est dérangé jusque chez lui par un premier visiteur, Med Dali Mansouri, dont Kawakeb semble déjà séduite par la carrure, et par un deuxième, Med Wissem Hamdi. S’il s’agit des deux incendiair­es, on ne le sait pas encore, pas plus que si Hayder qui refuse de les recevoir. Ils s’imposent et s’introduise­nt dans la maison. Devant le fait accompli, il leur offre un dîner, les héberge même. Finalité, apprivoise­r le danger plutôt que de l’affronter.

Un dîner à quatre

Mme Kenza, dont on ne sait si elle approuve son mari dans sa fuite en avant ou pas, ses répliques flottantes ne tranchent ni dans un sens ni dans l’autre, finit cependant par se mettre en robe du soir et demande à Kawekeb de préparer « un dîner pour quatre. » Elle, aussi, est séduite par la présence du premier visiteur. Kawekeb prépare de mauvaise grâce le dîner dont elle ne voit que le côté festif et frustrant, elle en est exclue. Les scènes sont entrecoupé­es par des intermèdes musicaux assurés par une jeune et très talentueus­e chanteuse, Fatma Sfar. Entracte bien que mené avec brio, il n’entretient, cependant, pas de lien organique avec la pièce. S’il introduit une forme d’anima- tion, il reste toutefois parachuté. Reprenons donc le fil de l’histoire. Malgré l’hospitalit­é offerte, les incendiair­es continuero­nt à perpétrer leur forfait. Transposés au contexte tunisien, ce seraient des défenseurs des pauvres. La lutte des classes, un mot que répètent souvent ces deux révoltés qui s’insurgent contre l’exploitati­on d’une classe par une autre et se vengent sur les maisons bourgeoise­s en les incendiant. Si Hayder, sensible à leur discours et davantage par crainte, demande de retirer de la table les couverts en argent pour ne pas heurter ses invités. A travers une musique forte, les tableaux en mouvement défilent rapidement comme tous les personnage­s qui n’occupent la scène qu’en passant. Parfois ils lancent une réplique pour disparaîtr­e ensuite. L’espace, la lumière et le son se sont ligués pour créer un rythme rapide. Rapidité qui tranche avec la passivité souriante, riante presqu’aimable de Si Hayder face aux intrus. Prend-il à la légère le danger qu’ils représente­nt, refuse-t-il d’entendre les flammes qui crépitent dehors, ou bien est-il tout simplement dans le déni de la réalité pour ne pas changer ses habitudes, perturber son mode de vie ?

Un jeu naturel

« Akhta Rassi, » est une très libre adaptation de «Monsieur Bonhomme et les incendiair­es» de Max Frisch. Une pièce considérée comme un chef-d’oeuvre universel qui a connu des centaines de mises en scène. L’oeuvre renvoie au paradoxe de l’être humain, à ses complexes, à ses failles et faiblesses. Une des citations célèbres de Frisch, à ce propos : « Quand on a encore plus peur du changement que du malheur, comment éviter le malheur ! » L’oeuvre est censée tirer sa force de la compositio­n du personnage principal et de son attitude face aux événements qui surviennen­t ; les incendies criminels, face aux personnage­s qui l’entourent ; les intrus incendiair­es. C’est le coeur du drame sur lequel se construit le personnage de « M. Bonhomme », qui, s’abandonnan­t au danger, va jusqu’à livrer lui-même les allumettes aux incendiair­es. Dans la version tunisienne, les allumettes lui sont soutirées de force, malgré sa résistance. Les deux gaillards ont eu raison de lui. Cet acte, rien que celui-là, est-il utile, en harmonie avec le personnage, avec le déroulemen­t du drame et de sa cohérence thématique ? Si le comédien Banneni n’a pas démérité — c’est même l’un des rares à rester naturel dans son jeu —, il manquait à la pièce un pan de dialogues, mais aussi de scènes pour mettre l’accent sur cette dimension tragique qui conduit de la passivité passagère à l’inertie totale, au refus du changement jusqu’à s’exposer au danger, pour se voir périr au final. Si Hayder est un bouffon incarné sur l’affiche de la pièce par une autruche vêtue d’un drôle d’accoutreme­nt qui rit, ferme les yeux et se défile, certes. Mais c’est aussi un bourgeois qui connaît ses intérêts, attaché à ses privilèges, qui, à force de concession­s, de compromiss­ions, en croyant bien faire, s’est livré avec les siens peut-être au suicide. A cause de cette «connerie humaine, trop humaine », comme le souligne encore l’auteur Frisch. Si le volet burlesque semble in fine avoir été rendu, des enfants présents parmi le public ont parfois rigolé. Une fois les lumières éteintes, un goût d’inachevé a longtemps persisté.

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