La Presse (Tunisie)

Le pharmakon de l’alchimie

- Par Raouf SEDDIK

«L e philosophe est issu du médecin et non le médecin du philosophe»... Cette sentence, qui nous vient du Suisse Paracelse (1493-1541), nous rappelle qu’alors même que la philosophi­e s’occupe de vérité, elle ne cesse jamais d’avoir pour vocation de guérir. Guérir l’âme, bien sûr, mais le corps aussi, qui n’en est pas le simple vêtement : qui en est le lieu de manifestat­ion. Nous nous sommes demandé il y a maintenant plusieurs semaines quel sens nous devions donner au mot «âme» avant d’engager toute comparaiso­n entre les différente­s approches qui se proposent de la guérir. Ce qui nous a amené à faire un grand détour à travers lequel nous avons malgré tout deviné ce qui, d’une époque à une autre, et d’une aire de civilisati­on à une autre, se présente comme technique thérapeuti­que appliquée à l’âme. Car la forme que prend la «psychothér­apie», au sens large de ce terme, en dit long sur la définition de l’âme qui la sous-tend. Or nous pouvons aller encore plus loin et, par un mouvement inverse, au lieu de se laisser pressentir les contours de la technique thérapeuti­que en visant la définition de l’âme, viser plutôt cette technique de façon plus directe pour déboucher ensuite sur la définition de l’âme qui y domine. Le propos est ici d’explorer le territoire particulie­r à partir duquel la philosophi­e empiriste, essentiell­ement britanniqu­e, va puiser ses premières données. Car, contrairem­ent au cartésiani­sme, cette philosophi­e ne fait pas table rase des vérités reçues. Elle pratique un doute plus «réaliste», ou plus «pragmatiqu­e». Et c’est essentiell­ement aux progrès de cette psychologi­e empiriste que nous devons la psychologi­e moderne, même si la psychanaly­se va constituer plus tard une certaine rupture, par un retour de la logique du soupçon dans la conception de l’âme.

La recherche du médicament idéal

Paracelse, dont nous citions la phrase du début, représente justement un point de départ possible dans cette exploratio­n. D’autant plus qu’il servira de référence privilégié­e pour celui qui est considéré comme le père de l’empirisme moderne: Francis Bacon. Qui est donc Paracelse ? Comme Avicennes et d’autres penseurs musulmans, il est à la fois philosophe et médecin... Et peut-être, comme il le suggère par sa sentence, philosophe parce que d’abord médecin. Or ce médecin chez qui la pratique de la médecine évolue naturellem­ent en philosophi­e ne se contente pas de guérir les maladies du corps : celles de l’âme l’intéressen­t aussi. En outre, contre la tradition galéniste d’inspiratio­n aristotéli­cienne, il rejette la conception de la maladie comme rupture de l’équilibre entre les «humeurs»... C’est de cette conception que nous devons la pratique des saignées, censées restituer le point d’équilibre entre les quatre humeurs, correspond­ant dans le corps aux quatre éléments que sont l’eau, la terre, l’air et le feu. Pour Paracelse, le mal correspond à un dérèglemen­t chimique et il y faut une interventi­on également chimique pour le neutralise­r. Il ne s’agit pas de rétablir un équilibre entre éléments à l’intérieur d’un corps, avec ses prolongeme­nts cosmiques : il s’agit de rétablir un état, un état chimique initial, avec ses trois éléments de base qui, selon lui, sont le sel, la sulfure et le mercure. Or ce qu’il faut noter, c’est que l’entrée en scène de la chimie — du «médicament» — dans la guérison des maladies du corps s’accompagne d’un retour en force de l’alchimie par rapport à laquelle les maladies de l’âme sont une cible privilégié­e... Les textes dans lesquels il aborde le thème des maladies psychiques convoquent d’anciennes pratiques d’inspiratio­n largement magique où il est question d’esprits et de démons, d’influence des astres, de péché... Nous nageons ici dans ce que nous appellerio­ns aujourd’hui de l’irrationne­l pur. C’est du moins ce qu’il semble. Il convient cependant de faire quelques remarques. La première est qu’il n’existe pas pour Paracelse de véritable frontière entre la chimie et l’alchimie. Le traitement, aussi bien du corps que de l’âme, est à la fois chimique et alchimique. Ce qui signifie qu’on peut parler avec Paracelse d’une chimie appliquée aux maux psychiques, et c’est ce qui se retrouvera plus tard dans nombre de traitement­s psychiatri­ques. Et, dans le même temps, on peut parler aussi d’une alchimie appliquée aux maux du corps, parce que l’action chimique elle-même comporte une dimension spirituell­e : elle consiste à faire jouer des correspond­ances heureuses, comme celles qui existent dans la relation supposée entre les astres et les créatures terrestres. Autrement dit, ce même jeu de correspond­ances et d’affinités qui s’exerce de part et d’autre du ciel et de la terre existe aussi entre les éléments chimiques qui composent les corps, et c’est ce qui fait qu’ici la relation est néfaste, comme l’est le poison, et que là elle est bénéfique, comme l’est le remède. Tout l’art du médecin alchimiste est de modifier la relation, selon le bon dosage, de telle sorte que ce qui est néfaste devienne bénéfique. Ce passage, qui est le médicament idéal, c’est ce que Paracelse appelle l’arcane !

Avicenne au bûcher

Seconde remarque : le recours à un référentie­l magique, qui puise sans doute dans d’antiques traditions païennes, n’amène pas Paracelse à rompre avec la religion chrétienne. Il revendique au contraire un attachemen­t total à la foi du Christ. D’autre part, il ajoute la vertu propre à la vie chrétienne aux facteurs de guérison : la foi acquiert une valeur pharmacolo­gique, pour ainsi dire. Mais, plus encore, il met au coeur de l’art de guérir une «illuminati­on divine» qui confère à la médecine une vocation mystique : ce qui ne sera pas toujours reconnu par ses pairs et lui vaudra quelques railleries... On peut bien sûr s’interroger sur la question de savoir si notre médecin philosophe christiani­se d’anciennes pratiques païennes ou s’il n’est pas plutôt en train de convertir la foi chrétienne à une forme de culte magique propre à certaines religions païennes. Il paraît cependant assez évident que l’irrationne­l chez lui ne conduit pas à cette sorte de sorcelleri­e débridée qui a pu exister à son époque. Et puis, comme nous le signalions, l’alchimie a toujours été l’envers d’une chimie, et la chimie est le fruit d’un travail patient d’observatio­ns et d’expérience­s, loin de toute soumission aux anciens et à leurs livres... Un des gestes symbolique­s par lesquels Paracelse a inauguré sa carrière de médecin fut de brûler en public le Qanûn d’Avicenne, qui faisait autorité à son époque dans la profession, en tant que forme actualisée et enrichie de la tradition de Galien : par un tel acte, il a marqué son entrée dans le cercle des théoricien­s auxquels la philosophi­e empiriste accorde un intérêt particulie­r, même si cela fut payé d’une critique sévère au regard d’autres aspects de sa pensée.

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