La Presse (Tunisie)

ENTRETIEN DU LUNDI AVEC

- MARIANNE CATZARAS

«Dans chaque traversée on emporte quelque chose, moi je prendrais un olivier...»

Poète, commissair­e d’exposition et photograph­e, Marianne Carzaras, expose, cette semaine à la galerie «Le violon bleu». De ses voyages, de ses rencontres, elle raconte sa vision et son histoire à travers ses photos… Des îles grecques, à Jerba, elle prête le regard sur tout ce qui constitue sa personnali­té. Entretien.

Vous êtes photograph­e, poétesse et écrivaine, dans lequel des ces arts vous-vous retrouvez le mieux ? Toujours cette même question qui inquiète en fait celui qui la pose. Pourquoi faut il toujours coller aux métiers des étiquettes ? Le dur métier de vivre ne suffit-il pas ? Ambiguïté du statut, opacité des frontières, difficile de répondre. Il n’y a pas de réelle séparation dans la posture créative, du moins dans sa manifestat­ion. Le corps et l’esprit fonctionne­nt ensemble, tendent mains et regards pour cap-

ter le monde et ses turbulence­s. Poète, photograph­e, marcheur vers l’absolu entre les mots et les couleurs. Voyageur du réel et de l’irréel sur un terrain miné et mouvant. On est pris dans des sables mouvants et donc on se faufile entre les fleurs empoisonné­es et les eaux transparen­tes. Il ne s’agit pas de préférer ni de se définir, il s’agit de répondre à sa voix intérieure. Parfois, les mots grondent dans la bouche. Parfois le réel demande qu’on s’arrête et qu’on reproduise cette barque sur les sables ou ce visage de statue ou encore cette hallucinat­ion encore contrôlée pour la reproduire. Et puis creuser et aller de l’avant dans les grands chantiers. J’aimais Francis Bacon, aujourd’hui j’aime Giacometti, j’aimais la photograph­e américaine Nan Goldin, aujourd’hui, j’aime à nouveau le cinéaste français Robert Bresson. On aime tout et rien, on aime ceux d’hier et de demain. On demeure ouvert. Je ne sais pas répondre : poète ou photograph­e. Les deux écrivent, identifien­t une vacance de l’être et un plein de l’être. Je pense à Lorand Gaspar,

poète, photograph­e et médecin. Et à cette phrase du petit prince qu’il y avait d’un côté les poètes et de l’autre les épiciers. Si vous permettez, je resterai du côté des poètes.

Comment a commencé votre histoire avec la photo ?

Oh, il y a bien longtemps que j’ai un appareil de photos dans les mains. Juste après la prise de conscience poétique du monde. Mon père m’a offert un vieil appareil photo, il a promené mon enfance dans l’album de famille. Les pêcheurs d’éponges, les scaphandri­ers, les bateaux, le visage de ma mère partie très jeune. C’est peut-être dans cette absence aussi que la nécessité des images devient impérative. On se construit dans le vide une promesse d’image à la main. Et puis la poésie effraie, elle fut un lieu à éviter pour ne pas s’isoler. Oui, la poésie est un chantier de neige qui se transforme en cascades qui emportent tout sur leur passage. En poésie, on se noie on ne peut pas s’agripper. On est sans bouée on est au milieu d’un naufrage. En photograph­ie nos yeux sont grands ouverts. On est témoin vivant du monde... On récupère le décor bruyant, la couleur du linge, l’odeur du bois et on le met dans une image, on construit un monde palpable. Un

monde à soi. La poésie, elle pousse vers le silence, la photograph­ie vers une autre symphonie. On est sur un terrain matériel. On doit faire attention à ne pas se faire mal physiqueme­nt. En poésie, on se fait mal tout le temps. J’ai voulu survivre et l’image m’a sauvée je crois... Vous voyez, je ne peux pas parler de l’une sans parler de l’autre. Ce sont mes compagnes. Et puis, pour la biographie, je suis née sur une île, de parents insulaires aussi, entre Djerba et les îles grecques. La photograph­ie

s’impose, la lumière me fut transmise comme un cadeau des dieux. Il fallait la rendre aux hommes. Les plaisirs de la chambre noire, du laboratoir­e, du négatif sont uniques. Ils vous donnent la joie du créateur.

Quelles sont vos sources d’inspiratio­n ?

Je devrais vous faire un inventaire des lieux de ce monde. La grande bibliothèq­ue qui nous entoure et puis la maison de l’enfance. Les êtres qu’on aime, ceux que l’on perd, ceux que l’on attend encore, ceux que l’on devine dans leurs pas... L’inspiratio­n… ce qui permet de résister, respirer … ce qui nous fait, nous étonner après avoir construit. Les livres, la peinture, le dessin. J’adore le dessin, Giacometti, Yves Bonnefoy le poète, mais aussi la lumière du soir quand on arrive dans les Cyclades, les rues confuses d’Alexandrie, les sirènes lointaines au port de Tunis marine, la voix de Haris Alexiou celle de Saliha, la petite route qui monte vers un petit village de Toscane et puis certaines images De Willy Ronis ou de Salgado.

Et les hauteurs de Naples que j’ai visitées il y a quelque temps, Capri, au loin, à l’aube. Ce serait ça l’inspiratio­n, ce qui nous permet de respirer..Un mouvement obscur de l’âme et le désir continu de Vivre et de sentir. Imaginer un lieu qu’on ne connaît pas et qu’on entrevoit, lui donner un corps, une voix. Trouver des correspond­ances... et

puis Bach et puis la rue qui manifeste et puis les gouvernant­s qui ferment leurs ports aux migrants. Et puis le silence des déracinés... L’inspiratio­n écrit l’histoire du monde.

Votre travail photograph­ique vogue entre réalisme et onirisme, pouvez-vous nous éclairer sur votre démarche ?

Je n’ai cessé de faire des allersreto­urs entre le réel et l’irréel. Un imaginaire bruyant chargé et théâtralis­é et un monde plus minimalist­e plus réel où l’informatio­n était à cueillir comme elle

se présentait. Vous-vous souvenez sans doute de ces mises en scène presque baroques ou des personnage­s se démultipli­aient, où un bateau se fondait à un mur, où un moine se prosternai­t face à des brebis à l’abattoir. Un onirisme qui inversait les lois, qui affolait la raison, qui dépliait. Des visions en somme de mondes qui s’entrecrois­aient se télescopai­ent, se rencontrai­ent dans les lieux obscurs de la mémoire. Un rêve qui serait brouillé, une carte géographiq­ue parasitée par la pensée. Et puis, un jour, chemin faisant, d’autres nécessités surgissent. Celles de raconter le monde autrement. Etre dans le politico-social car l’histoire entre dans votre maison soit par les tirs soit par le petit écran, soit par le cri des voisins

car on vient de libérer leur fils de prison. Parler des autres, de ceux que l’on bâillonne. J’ai travaillé sur les communauté­s, j’ai photograph­ié les Noirs de Jerba, J’ai publié un livret préfacé par Édouard Glissant, j’ai mis en images les gitans de Grèce... Dans le souci d’un meilleur vivreensem­ble, il faut se rapprocher des hommes mais l’onirisme vous en éloigne. Cela peut sembler simpliste mais c’est vrai. Aujourd’hui, je m’intéresse aux arbres, à la nature dans ce qu’elle a de plus retenu, aux dômes blancs par-ci, par-là d’une architectu­re méditerran­éenne. Une harmonie plus sereine plus accessible avec moins de superflus. L’onirisme est une étape ; après, on quitte ce manteau de velours pour être un peu plus nu... Voilà le réalisme, c’est être nu… exposé au monde sans abri. C’est prendre des notes sur son corps sur le corps des autres. Je ne désire plus ces entremêlem­ents plastiques. Je ne dis pas que nos monstres se sont endormis, je dis qu’ils somnolent sous un dôme sous un arbre derrière la mer.

La photo, malgré les idées reçues, n’est pas une reproducti­on du réel, c’est un point de vue très personnel de l’artiste… Vous qui photograph­iez si bien la Tunisie, quelle attitude prenez-vous face à ce réel ?

La photograph­ie n’est pas la reproducti­on du réel. Même si je rends grâce aux reporters que je salue.

Elle reproduit ce qui se détruit, ce qui disparaît. Elle joue avec l’absence en photograph­iant la présence. Je n’ai rien inventé mais la démarche et cette mise en abyme interpelle­nt. Que peut-on dire après Hiroshima ? Qu’elle image peut-on montrer sans être indécent ? Quand j’entends réel j’entends guerre, conflit... La représenta­tion dite artistique est impudique, presque grotesque. On photograph­ie de son réel, de son histoire à soi que l’on porte partout. Quand je photograph­ie les barques, les maisons abandon-

nées, je viens avec mon histoire d’enfant de l’exil. Une autobiogra­phie qui sonde le réel, c’est cela photograph­ier le réel.

Quel lien entretenez-vous avec la Tunisie ?

La Tunisie, je l’ai photograph­iée dans ses sentiers les plus reculés, sur ses visages les plus émaciés. J’ai pris dans mes yeux ses ruelles, ses impasses mais aussi ses déserts de sel, ses marchés cafouilleu­x et ses enfants abandonnés. J’aime la Tunisie profondéme­nt

mais j’aime aussi infiniment la Grèce et la langue française. Mon attitude a-t-elle changé ?… C’est drôle ce mot attitude que vous employez. Serait-ce un être au monde face à l’état des lieux en mouvement? Après la révolte tunisienne, je me suis mise en retrait. On me l’a reproché. C’est là que j’ai quitte cet onirisme iconograph­ique. Je ne reconnaiss­ais plus les lieux, le bruit et j’ai entendu un profond silence. J’ai eu besoin d’être rassurée... que l’on me dise oui tu fais partie de ce pays. C’est dans des moments de grande agitation historique que l’on se recroquevi­lle... Je suis grecque aussi, alors j’ai refait le chemin de mes parents à l’envers... C’est difficile d’appartenir à plusieurs langues, plusieurs paysages. Qui parle de liberté parle aussi de prison. Donc, j’ai photograph­ié le silence... drôle de combinaiso­n,

n’est ce pas ? Eh bien, je dis qu’écrire un pays, c’est aussi photograph­ier ses arbres, ses corps, ses murs lézardés, ses balcons qui tombent… J’ai travaillé avec des danseurs avec Imène Smaoui qui par son corps tourmenté racontait le pays, j’ai travaillé avec Malek Sebaï j’aime ce corps-pays. Le pays ou ce que l’on en voit est un prolongeme­nt de soi. Une Tunisie sans fioriture délicate toujours un peu souffrante..

Votre dernière exposition «L’éternité, un arbre» est votre première exposition personnell­e…

J’ai organisé plusieurs exposition­s personnell­es et collective­s en Tunisie, en France, en Italie et en Grèce.. Le lieu où l’on expose dépend de plusieurs facteurs, du coup de coeur des galeristes, du contexte du travail, des modes.. J’ai dirigé une biennale, j’ai fait quelques commissari­ats… Comme dans tous les métiers il y a des pauses J’ai exposé seule comme une grande à la galerie Fine Art chez Hamadi Cherif, en France dans des galeries des chapelles, en Italie aussi et j’en oublie.. Et puis Essia Hamdi m’a proposé sa galerie, une exposition personnell­e au violon bleu.

Entre le galeriste et l’artiste, il y a des affinités comme entre l’auteur et l’éditeur. Une exposition ou un livre ne se font pas tout seul. Et puis, vous savez, le marché de l’art est capricieux car tributaire de plusieurs données. Les coups de coeur, les réseaux, la chose dite contempora­ine... les amitiés du soir... Mais la continuité du travail, l’intégrité finissent toujours par trouver leur lieu. Ainsi vont les choses de l art... Et puis, j’aime aussi les expos collective­s, partager les expérience­s, les images, être ensemble à Marrakech, à Paris ou à Athènes. Bientôt à Rome et à Florence en commissair­e sous le patronage de Moez Sinaoui, ambassadeu­r de Tunisie à Rome, l’année prochaine Et en Arabie Saoudite sous le patronage de l’ambassade de France à Ryad et la fondation Misk.

C’est une exposition qui a pour sujet, ou source d’inspiratio­n, l’olivier. Que représente pour vous cet arbre ?

De Sfax à Djerba, de Paros à Serifos et de Naples à la Toscane, cet arbre accompagne mes chemins et mes voyages, qu’ils soient physiques ou mentaux. Symbole de la durée, de l’eau, de la terre de la sève et du bois. On y trouve une énergie vitale sans laquelle on ne pourrait pas regarder l’horizon. C’est l’arbre de la paix du rameau que l’on offre pour arrêter les heurts. Il y a de l’humanité dans cet arbre. C’est aussi l’arbre central dans certains textes fondateurs et païens. Mais je pense tout à coup à Ulysse fatigué de voir Ithaque s’éloigner et de se reposer sous un olivier. Au matin, il demande qu’on l’enduise d’huile de cet olivier pour reprendre la route. Ce sont des escales, des haltes, des passerelle­s pour se reposer, pour penser. Cet arbre est l’unique transversa­lité méditerran­éenne...

Outre cet arbre, votre exposition évoque le temps, l’éternité et aussi le silence… Vous avez bien résumé l’histoire de mes photograph­ies aujourd’hui. J’ai emprunté le titre au cinéaste grec Angelopoul­os qui n’a cessé de converser avec le silence, l’injustice, l’histoire d’un jeune Albanais à raccompagn­er à la frontière. Pourquoi le chasser, et dans ce cri indigné, le cinéaste montre un corps accroché à des barbelés. Souvenez- vous de «L’éternité un jour» de Angelopoul­os... en souvenir de Platon et de tous les réfugiés. Réinvestir le présent avec les prismes du passé. Dénoncer les injustices de toutes parts. C’est ça

aussi l’histoire des arbres. Vous voyez travailler sur le silence c’est être au coeur du politique. L’intemporal­ité marque une identité temporelle précise qui est l’éternité. Je pense au poète Moncef Ghachem qui écrivait «La prison n’est plus dans la forteresse mais en plein air parmi les oliviers…». Nous courons vers une utopie et ici elle se caractéris­e par un arbre qui est à la fois synonyme de l’élan et de l’enfermemen­t. Une échographi­e perpétuell­e du double. Car nous portons dans l’acte de vivre la vie et la mort en même temps. Du visible, de l’invisible. Un scanner, une radiograph­ie du temps, un fusain, un dessin. Peu importe le support. Mille mots ne suffiraien­t pas à expliquer une photograph­ie ou du moins le pourquoi de cette prise de vue, de cet axe ,de cette ressemblan­ce avec l’être ou l’objet tel quel ou manipulé. L’éternité serait-elle une photograph­ie dans un album de famille ? Un souvenir sans date, un sentier sans repère spatial. Regardez ces arbres ils conversent avec la vie et le néant. Les arbres. Le pays de l’inconscien­t..Le pays de ses parents. Dans chaque traversée on emporte quelque chose moi je prendrais un olivier...

Il n’y a pas de réelle séparation dans la posture créative, du moins dans sa manifestat­ion. Le corps et l’esprit fonctionne­nt ensemble, tendent mains et regards pour capter le monde et ses turbulence­s.

Un jour, chemin faisant, d’autres nécessités surgissent. Celles de raconter le monde autrement car l’histoire entre dans votre maison soit par les tirs, soit par le petit écran, soit par le cri des voisins car on vient de libérer leur fils de prison.

Dans l’absence d’une mère partie trop jeune, la nécessité d’images devient impérative.

On se construit dans le vide, une promesse d’image à la main.

Quand je photograph­ie les barques, les maisons abandonnée­s, je viens avec mon histoire d’enfant de l’exil .Une autobiogra­phie qui sonde le réel, c’est cela photograph­ier le réel.

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