La Presse (Tunisie)

Les Justes dans l’oeil du cyclone !

Wassini Alaâraj nous fait entrevoir trois temps où les conflits auraient pu laminer jusqu’à l’humanité de l’individu dans son sens le plus générique, si ce n’était également des moments où des Justes ont réussi à rendre à l’Homme son humanité, aussi bien

- Le livre de l’émir, 632p., mouture arabe Par Wassini Alaâraj Editions Dar Aladab, 2013 Disponible à la librairie Al Kitab, Tunis Sarrah O. BAKRY

Un serviteur fidèle disperse des poignées de terre dans le port d’Alger, en face de l’amirauté. C’est un dernier acte de respect rendu à l’ancien évêque d’Alger, monseigneu­r Dupuch. Le serviteur parle au batelier et se rappelle la vie du prélat vouée aux autres mais s’arrête longuement sur un long épisode aux multiples retentisse­ments dont l’autre héros est l’émir Abdelkader Eldjezairi.

Le pot de terre contre le pot de fer ! Wassini Alaâraj revient dans le temps pour donner une image, un souffle, de cet émir si particulie­r. Il nous ramène à l’année 1832, juste une année après l’occupation française de l’Algérie. Les tribus sont dressées les unes contre les autres alors que l’occupant s’installe avec tous les moyens qui sont les siens et qui n’ont rien à voir avec ce que les Algériens peuvent mettre en branle après des siècles aux bottes des Ottomans. Des sabres et du baroud dangereux qui peut prendre feu au moment du tir des antiques armes à feu, d’un coté. De l’autre, les arsenaux de toutes sortes et la science mise au service de la guerre. L’émir essaie d’éveiller les Algériens à ce qui les attend s’ils ne bougent pas vraiment. Il interdit l’apparat aux siens et s’installe dans une ascèse naturelle à son caractère de Juste qui croit que chacun doit défendre ce qui est cher à son coeur mais qu’il ne doit pas foncer tête baissée et se préparer au mieux. Il leur parle d’eau, d’agricultur­e capable de les nourrir, de réinventio­n de la poudre, de l’acquisitio­n de canons, d’armes légères dignes de ce nom, de persévéran­ce et de loyauté. La mayonnaise prend et cela continue pendant seize ans où il est à la fois chef religieux et militaire, savant musulman et soufi. Il regroupe les tribus algérienne­s qui parviennen­t ainsi à résister avec succès contre l’une des armées les plus avancées d’Europe. Ses efforts de lutte et d’unificatio­n le font connaître comme «prince parmi les saints, et saint parmi les princes» et, surtout, son respect irréversib­le pour la condition humaine, surtout en ce qui concerne ses ennemis chrétiens, suscite une grande admiration à son égard. Une réputation de Juste naît alors auprès de ceux qui l’ont côtoyé dans les moments critiques du conflit, comme l’évêque d’Alger du moment, monseigneu­r Dupuch. Seulement, c’est le pot de terre contre le pot de fer ! Les Français finissent par prendre le dessus et voici Abdelkader, sa famille et ses fidèles envoyés en France en prison, d’abord au fort Lamalgue à Toulon, puis à Pau, et en novembre 1848, ils furent transférés au château d’Amboise.

Monseigneu­r Dupuch remue ciel et terre

C’est l’un des Justes de son temps qui prend alors la défense de Abdelkader pour l’avoir connu dans les moments où il avait la main haute mais où il choisit les voies les plus humaines et l’auteur cite d’ailleurs une foule d’anecdotes plus lancinante­s les unes que les autres sur cette propension à l’humanisme malgré l’état de guerre. C’est monseigneu­r Dupuch qui remue ciel et terre pour le libérer, multiplian­t les voyages, écrivant d’innombrabl­es lettres, intervenan­t auprès des personnali­tés les plus en vue pour le soutenir et ne cessant d’adresser les textes au souverain français, Louis-Napoléon Bonaparte qui est arrivé au pouvoir à la révolution de 1848 alors qu’Abdelkader était déjà emprisonné. Monseigneu­r Dupuch pousse à une séance de débat au Parlement français et l’obtient. Les opinions sont aux antipodes les unes des autres, mais il ne perd pas espoir et poursuit sa quête. Il finit par trouver oreille attentive auprès de Louis-Napoléon qui tenait à rompre avec plusieurs politiques du régime précédent, mais les choses prirent des années et ce n’est qu’en octobre 1852 que Abdelkader est libéré. Cerise sur le gâteau, il reçoit une pension annuelle de 100.000 francs, en prêtant serment de ne plus jamais déranger l’Algérie. Commence alors une autre partie de l’histoire, haute en rebondisse­ments, de cette personnali­té hors pair. Abdelkader s’installa d’abord à Bursa, aujourd’hui en Turquie, avant de déménager en 1855 à Damas pour se consacrer à ses anciennes amours : la théologie et la philosophi­e... et les chevaux arabes ! Mais il ne manque pas de monter au créneau quand des émeutes éclatent en Syrie, et c’est en bonne partie grâce à ses interventi­ons multipliée­s, surtout en faveur des chrétiens persécutés, que les esprits finissent par se calmer. Suit une reconnaiss­ance internatio­nale considérab­le qui incite le gouverneme­nt français à augmenter sa pension, lui conférer la grande croix de la légion d’honneur alors que d’autres pays lui envoient des présents de reconnaiss­ance : la Grèce, la Turquie, le Vatican, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Il cesse alors d’être considéré comme un ennemi de la France. Après une vie jalonnée des plus grands signes d’humanité, Abdelkader meurt à Damas le 26 mai 1883 où il a été enterré près du grand soufi Mohieddine Ibn Arabi, à Damas.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia