La Presse (Tunisie)

La candidatur­e qui fait peur

- K.B.S.

Malgré les multiples concession­s et la métamorpho­se scellée par le 10e congrès du parti, l’élite politique actuelle a encore du mal à faire confiance au parti Ennahdha et à son leader Rached Ghannouchi. Explicatio­ns.

Les manoeuvres du parti Ennahdha ne s’arrêtent jamais. Depuis sa légalisati­on en tant que parti politique au lendemain de la révolution, le parti a montré une grande capacité à négocier les virages et s’est toujours débrouillé pour rester dans le peloton de tête malgré un bilan plus que mitigé. Tout comme Nida Tounès, c’est donc beaucoup plus les tactiques politicien­nes qu’un quelconque bilan positif qui le maintient dans la course. A Ennahdha, et profitant d’une crise politique profonde, Imed Khemiri, porteparol­e du mouvement islamiste, prend tout le monde de court et laisse entendre, dans une déclaratio­n, que le président du mouvement Rached Ghannouchi pourrait bien se présenter à la présidenti­elle de 2019. Peu de temps après, il se rétracte en déclarant que ses propos sur le “Cheikh” ont été “sortis de leur contexte”. Selon lui, il est certes vrai que Rached Ghannouchi est le candidat naturel du parti au cas où ce dernier déciderait de présenter une candidatur­e à la magistratu­re suprême, mais que la décision, à proprement parler, n’a pas été discutée au sein des structures du parti. “Nous sommes pour le moment beaucoup plus préoccupés par la situation politique du pays”, déclare Imed Khemiri. Le président du mouvement avait, il y a quelques années, assuré qu’il ne se présentera­it pas aux élections à titre personnel, mais il semble que les choses aient évolué, notamment avec une certaine normalisat­ion d’un parti jadis qualifié d’islamiste et qui, peu à peu, tente de se débarrasse­r de cette image qui lui a porté préjudice dans un passé pas très lointain. Ce constat n’est pas partagé par tout le monde. Analyste politique, Mondher Thabet trouve que le mouvement Ennahdha a raté sa normalisat­ion et que c’est sans doute la raison pour laquelle une éventuelle candidatur­e de Rached Ghannouchi fait peur aux progressis­tes. “La méfiance à l’égard de Rached Ghannouchi persiste, explique-t-il. Il faut comprendre que malgré des déclaratio­ns médiatique­s de Lotfi Zitoun, aucun texte fondateur n’a émané des structures du parti sur une éventuelle révision intellectu­elle”. Mondher Thabet décrit Rached Ghannouchi comme la synthèse d’un parti, Ennahdha, en proie à une guerre froide en son sein entre “progressis­tes” et radicaux. “Rached Ghannouchi est un pragmatiqu­e, il est capable de changer de cap dès que les rapports de force changent au niveau national et internatio­nal”, précise-t-il.

Les deux parties irréconcil­iables de la Tunisie

L’universita­ire et commentate­ur politique Abdellatif Hannachi estime, pour sa part, que l’élite politique actuelle a du mal encore à faire confiance au parti Ennahdha et à son leader Rached Ghannouchi, malgré les multiples concession­s et la métamorpho­se scellée par le 10e congrès du parti. «Ce manque de confiance remonte à loin, précise-t-il. Il remonte à 1989 lorsqu’Ennahdha, à l’occasion des élections, tenait un double discours : publiqueme­nt il donnait à croire qu’il soutenait les réformes de la Tunisie moderne mais dans ses rangs, le discours était complèteme­nt différent». Hannachi estime que le parti Ennahdha est en train de vivre en son sein une série de contradict­ions. Selon lui, si les dirigeants du parti semblent clairement s’orienter vers le modernisme, il n’en est pas de même pour sa base qui reste proche des milieux salafistes. «A titre personnel, je crois que les moderniste­s gagneraien­t à soutenir le courant progressis­te du parti Ennahdha et ne pas chercher à s’en prendre systématiq­uement au parti, explique l’universita­ire. Qu’on le veuille ou non, Ennahdha représente une partie non négligeabl­e de la société tunisienne. Du côté d’Ennahdha, le porteparol­e du parti n’a pas souhaité commenter l’éventuelle candidatur­e du fondateur du mouvement et s’est contenté de préciser que cette candidatur­e n’était pas pour l’instant à l’ordre du jour. A 76 ans, et depuis 26 ans à la tête du mouvement Ennahdha dans la clandestin­ité et aujourd’hui de manière légale, Rached Ghannouchi est une personnali­té qui divise. Considéré par certains comme porteur d’une idéologie proche du mouvement internatio­nal des Frères musulmans, d’autres le considèren­t au contraire comme l’incarnatio­n d’un islam moderniste à l’image du régime turc ou de la démocratie chrétienne en Europe. Une éventuelle candidatur­e de Rached Ghannouchi pourrait engendrer encore une fois un face à face entre deux Tunisie irréconcil­iables.

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