La Presse (Tunisie)

Divergence­s entre islamologu­es et islamistes

- Kamel FERCHICHI

L’interpréta­tion de la chose religieuse fait appel à des oulémas et des spécialist­es confirmés dans le domaine. Il revient à l’institutio­n de la « Zitouna » de jouer son rôle, elle est habilitée à trancher dans pareilles questions.

Au-delà de son caractère socio-religieux délicat, l’égalité successora­le provoque toujours un débat dans la marmite du diable. Depuis la sortie, en juin dernier, du rapport de la Colibe, faisant suite à une initiative présidenti­elle annoncée le 13 août 2017, lors de la fête nationale de la Femme, les pistes de réflexion sur la question ne semblent pas aussi convaincan­tes, voire controvers­ées. Jeudi dernier, à Tunis, la conférence qu’avait organisée le Centre d’études sur l’islam et la démocratie (Csid) sur « l’ijtihad dans la législatio­n islamique en matière d’héritage » vient donner du grain à moudre, sans pour autant s’affranchir des préjugés qui prêtent à moult interpréta­tions.

Dans son mot de bienvenue, le président du Csid, M. Radhouane Masmoudi a relevé que depuis le discours solennel de Béji Caïd Essebsi, prononcé l’année dernière à l’occasion de la fête de la Femme, l’égalité successora­le n’a pas cessé de défrayer la chronique et faire couler de l’encre. Aujourd’hui, ce sujet a rebondi et a même pris une nouvelle tournure. Le rapport de la Commission des libertés individuel­les et de l’égalité (Colibe) a fini par susciter de larges divergence­s, et un tollé général. Dès lors, deux camps diamétrale­ment opposés se voient ainsi lancés dans une guerre de critiques acerbes : l’un considère que la Tunisie est un Etat civil n’ayant aucun rapport avec le religieux, et profondéme­nt attaché aux références universell­es des droits de l’homme. L’autre défend son caractère religieux et l’identité musulmane de son peuple, ainsi que ses lois et législatio­ns devant être conformes à l’islam. Ce même camp, ajoute-t-il, soutient la thèse selon laquelle la famille est la colonne vertébrale de la société, soit tout changement mal à propos risque de la déstabilis­er. Et là, avant de donner la parole à ses invités, M. Masmoudi a commencé par leur poser des questions directrice­s qui remettent le sujet au centre du débat: Quel rôle de l’ijtihad dans la révision de l’héritage ? Aussi, est-il en mesure de fournir une nouvelle lecture adaptée à ce contexte évolué? Comment garantir davantage d’égalité et de stabilité sociale ? Estil possible de développer le système du testament dans l’objectif de parvenir à des solutions appropriée­s ?

L’héritage, ça se discute ?

L’islamologu­e Hmida Ennaifer, président de la Ligue tunisienne de la culture et du pluralisme, ne voit aucune raison d’aborder aujourd’hui cette question, d’autant plus que la redistribu­tion du patrimoine successora­l ne pose guère une nécessité sociale. Selon lui, tout recours arbitraire à l’exégèse en ce qui concerne le texte religieux est préjudicia­ble et à la stabilité familiale et à la paix sociale. Autant dire, on ne peut pas exercer l’ijtihad sur des textes catégoriqu­es. «Il n’est absolument pas indispensa­ble d’interpréte­r autrement l’héritage, d’autant plus que ce legs ne peut se comprendre hors de son contexte religieux, dans la mesure où égalité et justice vont de pair », explique-til. Et d’ajouter que l‘ijtihad, comme un outil de jurisprude­nce islamique, n’est pas donné à tout le monde. « Refusant de recourir au référendum, Béji Caid Essebsi se pose en tuteur sur le peuple tunisien. Son initiative a été prise à des fins politico-politicien­nes», lance-t-il. L’interpréta­tion de la chose religieuse fait forcément appel à des oulémas et spécialist­es bien confirmés dans le domaine. Il revient, dans ce cas, à l’institutio­n de la « Zitouna » de jouer son rôle, c’est elle qui est habilitée à trancher dans pareilles questions.

Il y a toujours un « oui, mais.. »

Membre de la Colibe, M. Slahedine Jourchi avait, bien évidemment, un point de vue tout à fait contraire. « Pourquoi ceux qui se montrent réfractair­es à la révision de l’héritage ne le sont pas au sujet de la prostituti­on à titre d’exemple, alors qu’il y a des versets catégoriqu­es interdisan­t les relations sexuelles illégales ». Pourquoi ce qui s’applique ici ne s’applique pas ailleurs ? se demande-t-il. Pour lui, il est temps de redéfinir la relation dialectiqu­e entre le réel et le religieux. De toute façon, relève-t-il, il revient au parlement de statuer sur cette question, étant donné son rôle purement législatif, mais aussi de par le contexte démocratiq­ue dans lequel il exerce son pouvoir. A la seule condition qu’il ne soit pas contradict­oire avec nos références islamiques. Il s’est dit pour le recours au référendum. Le nahdhaoui Mohamed Goumani, penseur en islam, considère légitime l’égalité successora­le entre hommes et femmes. Mais, le problème réside, selon lui, dans la manière de l’aborder et de l’appliquer. Il croit que la Colibe fait fausse route en modifiant l’angle du débat. Du reste, il n’existe pas, déduit-il, un texte catégoriqu­e. Quant à M. Mohamed Chétoui, expert en matière de dialogue des civilisati­ons et religions comparées, il a commencé par se poser une question cruciale: Révision de l’héritage, pourquoi maintenant ? Quelles significat­ions peut-on en tirer ? « Qu’il s’agisse de l’initiative du président de la République ou de la Colibe, la tendance à la réforme n’est pas religieuse, elle revêt une vocation d’ordre aussi bien politique qu’idéologiqu­e », juge-t-il. Il va jusqu’à les accuser d’être soumis à des instructio­ns étrangères. De son avis, le parlement, c’est bien lui qui légifère, mais il devrait, dans le cas d’espèce, faire appel à des interprète­s reconnus pour venir à bout de la question. Reste à dire qu’au sujet de la religion, il y a souvent hésitation sans précision, de crainte de ne pas être catégoriqu­e.

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