L’art contemporain correspond à l’aspiration de nos jeunes dans les régions
FATEN CHOUBA SKHIRI, DIRECTRICE DE LA PREMIÈRE ÉDITION DES JACC
Pour la première fois en Tunisie, les journées d’arts contemporains ont lieu. Une réponse à une longue attente d’un grand nombre de professionnels et une tentative de donner naissance à un véritable marché de l’art en Tunisie. Entretien avec Faten Chouba Skhiri, directrice de la première édition des Journées d’art contemporain de Carthage. On croit savoir que vous avez changé le nom qui était à l’origine de cet événement…
Lorsque le ministre des Affaires culturelles m’a confié cette mission l’appellation première était «les Journées d’arts plastiques de Carthage». Mais en tant que spécialiste de l’art contemporain que j’enseigne depuis une vingtaine d’années, j’ai voulu mettre en valeur ce volet. J’ai demandé alors au ministre la liberté de concevoir ce projet tel que je l’imagine avec tout l’apport de mes acquis et de mon expérience. Il m’a donné alors son aval à condition de respecter deux points qui font partie de la stratégie du ministère : la décentralisation et les jeunes ! Les piliers de ce projet, en fait ! J’ai commencé alors par changer d’appellation qui devient «les Journées d’art contemporain de Carthage».
Au-delà de cet argument qui est tout a fait personnel, pouvez-vous nous expliquer ce choix d’aller plus vers le contemporain…
Parce que je pense que pour interpeller les jeunes il faut faire passer un message fort. En tant qu’universitaire, je sais qu’un très grand nombre de jeunes fréquente plus de 13 institutions d’enseignement supérieur dans les arts et métiers et beaux arts. Ces institutions les initient à l’art contemporain mais malheureusement ils se retrouvent plus tard dans la nature. Parce qu’en Tunisie, il n’y a que l’hégémonie de la peinture et de la sculpture et tout ce qui s’accroche aux cimaises. Ces jeunes se retrouvent alors en train de patauger lorsqu’ils sont confrontés à la réalité de l’art en Tunisie. Il s’agit par cette appellation de récupérer tous ces jeunes et de leur passer un message. En ce qui concerne les régions nous relevons le fait qu’il n’y a pas de galeries. Il y a plutôt des centres culturels avec un dispositif commun pour toutes les formes artistiques. Du coup, on ne peut pas faire de l’art plastique dans les régions d’autant plus qu’en Tunisie il y a beaucoup de festivals d’arts plastiques et on ne voulait pas faire un énième festival d’arts plastiques. L’équation était alors la suivante : comment concevoir un projet qui ne soit pas importé mais qui porte le label de Carthage et qui, en même temps, ne copie pas les projets existants ? J’ajouterai aussi le fait que l’art contemporain a vu le jour en Occident dans un cadre révolutionnaire des années 68, etc. En Tunisie, il y a eu révolution et donc l’art contemporain trouve un terrain fertile pour y fleurir... C’est un art qui se prête au contexte social et à la demande implicite ou explicite des jeunes. L’art qui correspond à tout ce bouillonnement des jeunes en Tunisie est l’art contemporain à mon sens.
Selon vous, la révolution aurait enfanté une forme d’art contemporain ?
Effectivement pendant la révolution tunisienne on a vu des formes spontanées d’art contemporain. Ce sont les jeunes qui l’ont porté parce que c’est un art très ouvert, flexible et urbain puisqu’il se fait dans la rue... C’était la meilleure forme que les jeunes ont trouvée pour s’exprimer. Cela dit, il y a une grande polémique puisqu’il y a ceux qui ont profité de la révolution pour se mettre en valeur vu que tous les regards du monde étaient braqués sur la Tunisie. Certains artistes ont compris que pour se mettre en valeur il fallait qu’ils se muent en «contemporains» car c’est le genre d’art qui intéresse l’étranger. Je ne mets pas tout le monde dans le même sac mais à tout prendre il y a eu bouillonnement avec des gens qui se sont exprimés de manière contemporaine.
Mais c’est aussi un art difficile à réaliser à Tunis, la capitale, où il y a la mainmise de certains artistes installés...
En effet, on a relevé que Tunis était assez cloîtrée, assez «fermée» à ce genre d’initiatives car il y a des artistes installés, qui ont déjà leur confort et leurs traditions. On ne pouvait pas non plus bouleverser le système de l’intérieur. C’est pour cela que, pour les régions, on a pris la notion d’art contemporain dans le sens révolutionnaire et occidental là où il n’y a pas de mainmise et une grande liberté d’expression. C’est ce qui nous a permis de faire participer un grand nombre de jeunes qui se sont épanouis dans ce projet. On a décidé alors d’accompagner les artistes qui vont répondre à l’appel à projet. L’objectif était de créer des traditions dans chaque région tout en optimisant le potentiel culturel existant. On sait que la région de Sfax par exemple est connue par la photo. A Sousse, il y a beaucoup de formes artistiques autour de la performance, à Djerba il y a eu l’initiative du street art… Les 66 projets reçus ont débouché sur cinq régions : Hammamet pour l’art de l’installation, Redaïef pour l’art de l’urbex (un art où les artistes travaillent sur des espaces désertés et qui incarnent la symbolique de l’industrie), Kairouan pour l’art graphique, Kerkennah pour la photo, Siliana pour l’art «in situ».
Et à Tunis ?
A Tunis, on a développé l’approche étymologique de l’art contemporain, à savoir l’art du présent. Quelles sont les formes actuelles de l’art à Tunis. On a entendu les doléances des galeristes dont le souci est de vendre l’art. Ce ne sont pas les mêmes besoins et les mêmes objectifs que les régions...
Ces journées vont-elles constituer le point de départ d’un véritable marché de l’art en Tunisie ?
Comme c’est déjà annoncé à l’affiche il s’agit du premier marché de l’art en Tunisie et on compte au moins démarrer cette initiative lors de ces journées. On aurait aimé que ce marché soit international. Le problème en Tunisie c’est que les lois qui régissent le marché de l’art actuellement sont très archaïques. L’oeuvre d’art est considérée selon ces lois comme un vestige appartenant à des ruines antiques dont la vente à l’étranger est interdite. Or ce n’est pas la même chose ! Ce qui fait c’est que l’oeuvre d’art moderne ne circule pas et n’intègre pas le circuit économique qui permet à l’artiste de vivre. L’artiste tunisien en souffre ! A cause de ces lois, il ne peut même pas avoir de quota sur le plan international. Ces journées vont ouvrir la porte à la réflexion pour réformer ces lois qui marginalisent les artistes. Nous allons essayer de créer ce marché de l’art à l’international mais pour cette première édition ça sera tuniso-tunisien. On a donc fait appel à différentes galeries de toute la Tunisie pour leur accorder un stand gratuit à la Cité de la culture, leur permettre d’exposer leurs artistes et les vendre. Neuf galeries seulement ont répondu à l’appel. Ça vous donne une idée sur la situation de l’art en Tunisie...on espère vraiment que les journées donneront un nouveau souffle à la création et aux jeunes artistes en Tunisie.
Entretien conduit par Salem Trabelsi
En Tunisie il n’y a que l’hégémonie de la peinture et de la sculpture et tout ce qui s’accroche aux cimaises.
Ces journées vont ouvrir la porte à la réflexion pour réformer ces lois qui marginalisent les artistes.
Comment concevoir un projet qui ne soit pas importé mais qui porte le label de Carthage et qui en même temps ne copie pas les projets existants ?
L’art qui correspond à tout ce bouillonnement des jeunes en Tunisie est l’art contemporain à mon sens.