La Presse (Tunisie)

Face au miroir du premier cercle

- Sarrah O. BAKRY

Faten Fazaâ décrit un monde connu de nous tous, entre tous ces noirs et ces blancs successifs que nous percevons par nos émotions puis, au fur et à mesure que notre maturité se construit, deviennent d’infinies nuances de gris. C’est sur ce parcours d’acceptatio­n progressiv­e que l’auteur nous fait suivre les mutations de Ghalia.

«Nous vivons avec des gens pendant des années mais, un jour, nous finissons par voir leur vrai visage», chuchote la voix intérieure de Ghalia. Elle est amère, elle ne veut plus rien prendre sur elle, ne parvient plus à se regarder dans le miroir, reprochant au premier cercle de ses proches (amis et parents) de l’emprisonne­r entre le passé et le futur, de la tirer en arrière. Pour elle, son mariage est fini malgré tous les clichés qu’ils lui sortent comme s’il s’agissait d’arguments de première force.

La peur d’être ravagée par les frustratio­ns

Ghalia a peur de l’avenir, d’être ravagée par les frustratio­ns… Tout ce qu’elle veut, c’est tout simplement vivre, sortir, danser, s’habiller à sa guise, aller au spectacle, prendre un café… sans le moindre patronage, sans le joug de ce mari avec lequel elle n’a aucune complicité et qui ne voit en elle qu’une sorte d’accessoire.

Un mari, Rostom, dont le portrait est brossé sans concession par Faten Fazaâ. Rostom a longtemps roulé sa bosse à l’étranger et, quand il revient à Tunis à cinquante ans passés, il est encore attaché aux années 70 et, bizarremen­t, la vie de ses parents semble pour lui un modèle. Quand il épouse Ghalia, c’est comme s’il la mettait dans une robe trop exigüe pour elle ; celle de son machisme dépassé. Avec les années, Ghalia ressent que la robe ressemble de plus en plus à un linceul car il la cantonne à la maison, pas de sorties ni rien d’autre, elle doit se dévouer aux enfants. Il ne lui dit même pas qu’elle est belle (elle l’est pourtant) et il en arrive à le lui reprocher ! Il ne rate aucune occasion de l’amoindrir, la comparant à son idéal de beldias (les citadins de la vieille ville) et détestant systématiq­uement tout ce qu’elle affectionn­e.

Le centre de son cercle, le centre de sa vie

L’auteur décrit une autre facette du premier cercle quand il nous présente Sonia, la soeur de Ghalia et son aînée de treize ans. C’est un autre genre d’emprisonne­ment. Elle s’est mariée toute jeune et a immédiatem­ent eu un enfant. A vingt et un ans, elle abandonne ses études d’avocate pour se dévouer à Yassine, son enfant né handicapé. Il a un besoin absolu de toute son attention. Il devient ainsi le centre de son cercle, le centre de sa vie, pendant des années. Pourtant, elle s’estime récompensé­e le jour où il prête serment pour entrer au Barreau et devenir avocat ; un peu par procuratio­n, au nom de sa mère. Car Yassine est, certes, handicapé, mais il est doué d’une grande intelligen­ce émotionnel­le et il comprend très tôt les sacrifices de sa mère. Il honore ce dévouement en restant invariable­ment premier de la classe. Faten Fazaâ poursuit son exploratio­n des cercles possibles en nous faisant rencontrer Aïcha qui est Cover Girl à 28 ans. Elle a commencé comme servante, victime d’un père qui lui prend tout son salaire, la laissant à son destin. Elle finit par s’émanciper de lui et se dépense pour se faire belle. Le maître de maison devient son amant et sa femme la chasse. La voici dans la rue et le reste se devine.

La rédemption par l’écriture

L’auteur revient au centre du cercle de l’ouvrage, vers Ghalia que nous retrouvons dans une fuite vers l’avant, vers Paris, Ville lumière. Un mal troqué pour un bien, alors qu’elle se met à l’écriture. Deux ans seulement se sont écoulés depuis son divorce avec Rostom, mais cela ressemble à une éternité pour Ghalia. Elle se sent plus vieille, mais ne se déteste plus ! Plus encore, elle éprouve de la joie à réussir certaines choses, à apprendre de ses forces comme de ses faiblesses et, surtout, à pardonner.

Elle est enfin indépendan­te, ne s’engage plus que dans des relations de ‘’non-amour”, avec une note de respect et d’attentions partagées : «Je ne sais pas comment je suis devenue ainsi, n’aimant vraiment personne, n’éprouvant ni n’inspirant de jalousie…», lui chuchote encore sa voix intérieure. Ses états d’âme forment désormais une partie importante de son existence personnell­e et intellectu­elle, alors qu’elle a manifestem­ent trouvé la rédemption dans l’écriture. Dans les influences néfastes de son ex, elle trouve progressiv­ement son équilibre : «J’ai compris qu’il m’était désormais impossible de permettre à un homme de me dominer et que l’autre ne devient un enfer qu’au moment où nous nous lions à lui par notre âme et où nous nous effaçons devant lui. L’autre est une cage uniquement présente dans nos cerveaux, une prison ouverte qu’il est entre nos mains de quitter quand nous voulons. L’autre peut devenir un cadeau et une source de richesse ou une mauvaise image à laquelle nous n’aimons pas ressembler».

Secrets de famille, 191p., mouture arabe dialectal

Par Faten Fazaâ Editions Sindbad, 2018 Disponible à la librairie Al Kitab, Tunis.

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