La Presse (Tunisie)

« La mort et les héroïnes d’un moment »

- Propos recueillis par Olfa BELHASSINE

Sociologue, militante féministe et experte dans le domaine du développem­ent, Nabila Hamza, l’actuelle vice-présidente de la municipali­té de La Marsa, est aussi l’auteur de deux articles sur les femmes et le terrorisme. Le tout dernier a été publié avec le concours de la Fondation Adenauer dans un ouvrage collectif intitulé : «Femmes, résistance et radicalisa­tion». Elle revient ici sur les motivation­s des femmes kamikazes, dont faisait partie Mouna Guebla, responsabl­e de l’explosion terroriste de lundi dernier

Sociologue, militante féministe et experte dans le domaine du développem­ent, Nabila Hamza, l’actuelle vice-présidente de la municipali­té de La Marsa, est aussi l’auteur de deux articles sur les femmes et le terrorisme. Le tout dernier a été publié avec le concours de la Fondation Adenauer dans un ouvrage collectif intitulé : «Femmes, résistance et radicalisa­tion». Elle revient ici sur les motivation­s des femmes kamikazes, dont faisait partie Mouna Guebla, responsabl­e de l’explosion terroriste de lundi dernier

D’esclaves sexuelles, génitrices ou éducatrice­s, les femmes, du côté de Daech, ne sont plus interdites de commettre des attentats-suicide. Qu’est-ce qui a motivé ce changement à votre avis ?

Le groupe terroriste Etat islamique (Daech) est en perte de vitesse et multiplie les revers militaires. Au cours des derniers mois, il a perdu une grande partie du territoire qui formait son califat, à cheval sur l’irak et la Syrie. La situation se complique également en Libye, où le groupe terroriste est acculé dans ses derniers bastions. Ce recul, conjugué à une plus grande vigilance des gouverneme­nts,depuis la multiplica­tion des attentats un peu partout dans le monde, s’est traduit par une baisse des «recrutemen­ts» de jihadistes. Ceux-ci auraient été divisés par dix sur un an, selon les experts. Face à cette offensive et au nombre croissant d’arrestatio­ns et de morts parmi ses activistes masculins, Daech se tourne vers les femmes et en multiplie le recrutemen­t pour prendre la relève des hommes. On assiste donc à une féminisati­on croissante des jihadistes. Les femmes ne sont plus uniquement confinées aux rôles de génitrices, d’éducatrice­s ou encore de soutien logistique aux combattant­s, qui leur étaient assignés au départ, mais sont encouragée­s à prendre les armes à leur tour, parfois en premières lignes du jihad. Ce faisant, elles changent de statut. Elles ne sont plus des «femmes de jihadistes, mais des «jihadistes femmes», comme le signale Geraldine Casutt, chercheuse suisse à l’ehess. L’utilisatio­n croissante de femmes par ces groupes obéit donc et avant tout à des considérat­ions tactiques et à court terme. L’utilisatio­n de femmes combattant­es présente pour eux des avantages opéra- tionnels certains, car celles-ci sont moins susceptibl­es d’être repérées et attirent une plus grande attention médiatique. L’attentatsu­icide commis le 29 octobre, par une jeune femme en plein coeur de Tunis illustre bien ce changement de stratégie de Daech, qui se traduit aussi par un changement dans les pratiques et le discours jihadistes concernant les femmes.

Quelle stratégie utilise Daech pour attirer les femmes ?

Daech a mis en place une véritable stratégie de marketing sur les réseaux sociaux pour attirer les jeunes femmes. Elles sont revalorisé­es. L’image n’est plus celle de la femme traditionn­elle. Selon Géraldine Casutt qui est en contact avec certaines de ces femmes, «l’idéologie jihadiste a tendance à présenter la femme comme un être de très grande valeur, complément­aire de l’homme, «al-ukht» (la soeur), bafouée, selon eux, en Occident et dans les pays musulmans qu’ils estiment corrompus». Ce discours résonne dans l’esprit des jeunes femmes et jeunes hommes qui ont développé un certain ressentime­nt à l’encontre des politiques religieuse­s menées dans leur pays d’origine. Ces femmes ont le sentiment de servir une cause qu’elles estiment juste. Contrairem­ent aux femmes yezidies, qui sont doublement avilies et asservies sexuelleme­nt, car considérée­s comme impies et impures, ces jeunes femmes musulmanes sont louées par l’organisati­on. Leur présence au sein du Califat est valorisée, elles y sont présentées comme «bénies». Pour les attirer, l’organisati­on terroriste recourt à des stratégies de recrutemen­t qui mettent en avant de nouvelles images de femmes, résolument modernes, des combattant­es modèles. Sur les réseaux sociaux, le groupe mène des opérations de propagande visant spécifique­ment les femmes, en postant des messages sur l’importance du rôle des femmes, une sorte de «empowereme­nt» à la sauce jihadiste.

Vous qui avez beaucoup travaillé sur les femmes, leurs droits, leur liberté, leur éducation, leur santé, comment expliquez-vous que certaines se fassent exploser dans une ville en laissant sur leur passage de nombreuses victimes ?

Il faut commencer par rappeler que l’implicatio­n des femmes dans la lutte armée et les actions extrêmes dont elles sont capables ne sont pas des phénomènes nouveaux. L’historiogr­aphie de la violence politique mentionne, en effet, nombre de précédents historique­s dans ce domaine où se côtoient des révolution­naires françaises (les Communarde­s), des kamikazes palestinie­nnes ou encore des combattant­es kurdes, connues pour leur résistance et leurs actions spectacula­ires pour faire reculer les jihadistes de l’etat islamique en Irak et au Levant. Il faut donc cesser de penser que toutes les femmes qui rejoignent les rangs des terroriste­s sont des victimes, manipulées et sans défense. Certes, nombre d’entre elles sont très jeunes et ont été soumises à un véritable lavage de cerveau, sans compter qu’elles font l’objet de sévices, viols, esclavage, sadisme et meurtres dans les territoire­s sous contrôle des terroriste­s, comme cela a été dénoncé maintes fois. Mais, penser qu’elles sont toutes manipulées, sans défenses et soumises à la domination masculine et forcément hostiles à la violence, revient à les priver de la responsabi­lité de leurs actes, qu’elles sont par ailleurs nombreuses à revendique­r. Ce sont des femmes qui ont un vécu, elles ont parfois la trentaine-quarantain­e, elles ont une histoire, un passé, une épaisseur. Ce ne sont pas toujours des adolescent­es qui s’engagent sur un coup de tête. Ce sont des femmes fortes qui font des choix. Beaucoup d’entre elles montrent d’ailleurs une grande déterminat­ion et une forte conviction, voire des formes d’hyper-violence, comme l’attestent nombre d’opérations terroriste­s menées tant sur le territoire national que dans les zones de conflit. Il faut donc cesser d’envisager la question sous le seul angle de la victimisat­ion des femmes et les reconnaîtr­e comme sujets à part entière, dotés d’une conscience politique et morale.

Daech a mis en place une véritable stratégie de marketing sur les réseaux sociaux pour attirer les jeunes femmes. Elles sont revalorisé­es. l’image n’est plus celle de la femme traditionn­elle.

Si aux hommes les jihadistes promettent houris et plaisirs éminemment masculins, que peuvent-ils promettre aux femmes kamikazes ?

Je ne saurais vraiment pas vous répondre sur ce point. Il faudrait pour cela recueillir l’avis des cheikhs qui émettent les «fatwas» à ce sujet, ainsi que le témoignage de celles qui sont passées par là et décortique­r le discours de propagande jihadiste, pour comprendre le type de récompense­s que l’on fait miroiter aux femmes kamikazes. Il semblerait que l’un des arguments utilisés pour convaincre les candidates à un attentat-suicide serait : «Si vous vous faites exploser et tuez les ennemis de l’islam, vous déjeunerez avec le Prophète», mais cela ne me semble pas très convaincan­t. J’opterai pour une explicatio­n plus moderne. Je pense, en effet, que pour nombre de jeunes exclues, la mort, le sacrifice, leur confère a posteriori une empreinte, du prestige, une reconnaiss­ance et un pouvoir dont elles été exclues de leur vivant. En se faisant exploser et en donnant la mort, elles sont sûres de faire la une des médias, d’être enfin reconnues, bref d’exister. La mort leur donne une auréole et les transforme en héroïnes d’un moment. Olivier Roy dit : «Il y a, dans le jihadisme, une dimension romantique, la beauté du meurtre...».

il faut donc cesser de penser que toutes les femmes qui rejoignent les rangs des terroriste­s sont des victimes, manipulées et sans défense.

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