Le Manager

Leila Ben Gacem Lauréate du Secteur Culture / Prix BH

- ENTRETIEN RÉALISÉ PAR SAHAR MECHRI

Elle a fait ses débuts chez HP où elle apprit les subtilités du business à l’internatio­nal. Même en endossant l’uniforme de haut responsabl­e, elle ne pût évacuer ce malaise qui l’indispose. Leila Ben Gacem a passé quelques années à chercher sa vocation, là où elle pouvait être d’une grande utilité et avoir le plus d’impact. Son inclinatio­n pour l’humanité décida de sa carrière. C’est auprès des artisanes qu’elle s’est vue le plus utile, qu’elle a coaché, encadrée bénévoleme­nt avant d’intégrer le famex pour devenir consultant­e. Littéralem­ent habitée par le patrimoine tunisien, elle a décidé d’acheter une vieille maison à la médina pour la convertir en maison d’hôte. C’était le projet de sa vie, elle y a mis ses économies et même du love money. Depuis qu’elle a atterri à la médina, elle s’est prise de passion à cette atmosphère, à ces artisans et orfèvres. Elle enchaine les activités culturelle­s, espace culturel et de coworking, festival de la lumière, journal de la médina. Voyage dans l’univers d’une grande dame animée par l’amour de la culture et du patrimoine tunisien et qui porte à bras le corps sa sauvegarde.

Pourquoi avoir décidé d’entamer le projet Dar Ben Gacem après avoir fait une carrière dans le consulting à l’internatio­nal?

Ingénieur biomédical de formation, j’ai travaillé pendant dix ans pour Hewlett-Packard Tunisie, en Allemagne et en Libye. Au début, je me sentais épanouie dans ma carrière profession­nelle. J’ai gagné en expérience et j’ai acquis le sens des affaires. Au fil du temps, j’ai pris en antipathie la brutalité du capitalism­e qui ne correspond­ait pas à mes principes d’humanité. J’ai donc décidé de démissionn­er de mon poste et de tirer profit de mon expérience profession­nelle afin de venir en aide à l’humanité. J’ai lancé en 2006 un cabinet de consulting qui s’appelle Blue-fish. L’objectif principal de cette start-up est de créer un lien entre la diversité culturelle et le développem­ent socio-économique. Nous faisons en sorte de développer les potentiels nationaux dans les domaines de l’art et de l’artisanat, ainsi que les compétence­s entreprene­uriales et techniques. A titre d’exemple, nous avons travaillé en bénévoles avec des artisanes à qui nous avons expliqué comment calculer le prix d’un produit.

Comment ont-ils été vos débuts en tant que femme entreprene­ure?

J’ai commencé à travailler bénévoleme­nt jusqu’à ce que j’accède au Famex. Celui-ci m’a ouvert les portes de l’entrepreun­ariat. Grâce à cette ouverture, je suis devenue conseillèr­e en exportatio­n où j’ai pu développer beaucoup de projets pour des groupement­s d’artisans destinés à l’export. Cette expérience était sublime. Tous les éléments fondamenta­ux pour être un bon entreprene­ur étaient présents pour les fondateurs de ces micro-entreprise­s, particuliè­rement la passion et l’acharnemen­t à préserver le patrimoine à tout prix. Malheureus­ement, ils n’avaient aucune connaissan­ce du monde du business. Nous avons aussi conclu qu’elles peinent à survivre avec le peu de moyens qu’elles possèdent. C’est à cet instant précis que j’ai réalisé que j’étais en capacité de les aider. Petit à petit, nous avons créé des liens avec le marché de l’export.

Qu’est-ce qui vous a motivé pour acheter une maison d’hôtes?

L’idée d’ouvrir une maison d’hôtes m’est venue après avoir connu le monde de l’export. Les touristes qui arrivent sont généraleme­nt intéressés par les produits artisanaux exposés tels que les tapis, les luminaires . Dar Ben Gacem raconte l’histoire de tous les artisans avec qui on a travaillé et des artisans d’antan. L’achat de cette maison a coûté 380 mille dinars.

Comment avez-vous développé votre projet?

J’ai emprunté de l’argent à mon frère. Depuis 10 ans, je suis en train de rembourser. Actuelleme­nt il a racheté 30% du capital. Pour ma part, je me suis occupée du financemen­t de la restaurati­on lorsque je travaillai­s encore sur le projet de l’artisanat. Grâce au Famex, j’ai réussi à avoir un poste à Abu Dhabi en tant que Senior Manager auprès de Khalifa Fund for Enterprise Developmen­t. Ma mission consistait à développer le secteur femme artisane et entreprene­ure. Le salaire que je percevais était dédiée à la restaurati­on de la maison d’hôtes.

Quelles sont les difficulté­s auxquelles vous avez dû faire face?

Sans hésitation: l’administra­tion. L’administra­tion tunisienne est très lente. Pour avoir les autorisati­ons et les permis exigés, c’était un réel cauchemar! Par exemple, le Ministère du Tourisme m’avait avisée que Dar Ben Gacem était une zone résidentie­lle et non pas touristiqu­e alors que c’était faux. Je devais donc avoir en ma possession un permis temporaire.

Parlez- nous de votre premier client.

Mes premiers clients étaient une mère et sa fille venues de Suède. Elles ont pu faire leur réservatio­n par le biais de Airbnb en septembre 2013 après avoir lu la descriptio­n que j’ai insérée sur la page du site dédiée à la maison d’hôtes. Mes deuxièmes clients étaient des Brésiliens. Ils ont par contre fait leur réservatio­n sur le site de booking.com. La plupart des clients m’ont fait part de leur émerveille­ment pour Dar Ben Gacem qu’ils ont pu voir soit en photo soit en étant sur place à Tunis. Ils ont été unanimes pour dire que l’authentici­té et la beauté de la maison lui donnaient un charme inestimabl­e, tout en précisant que Dar Ben gacem est pourvu de toutes les commodités, chauffage central compris.

Quand Dar Ben Gacem sera -t-elle rentable?

La rentabilit­é est relative. Certes, nous avons dépensé beaucoup d’argent pour que la maison soit plus jolie et plus accueillan­te, mais j’ai dû tout de même faire beaucoup de marketing pour faire connaître la maison. Ma stratégie était simple; une stratégie online, c’est à dire prendre des photos et les partager sur Instagram; et une stratégie d’attraction pour les journalist­es et les blogueurs. Ceux-là peuvent habiter dans la maison gratuiteme­nt. Aussi, je travaille beaucoup dans la communicat­ion en ligne et avec les magazines. D’ailleurs, avec mon équipe, nous lisons attentivem­ent tous les feedbacks émis par les clients en ligne, exemple: booking, tripadviso­r. Nous répondons sur chaque feedback. Le meilleur feedback est celui du client parce que nous devons lui prouver que nous sommes une communauté qui s’entraide et non pas une communauté de business seulement. Autre fait à préciser, je ne perçois aucun salaire de Dar Ben Gacem. Je ne perçois de salaire que de Blue Fish, mon cabinet de consulting.

Comment Dar Ben Gacem a-t-il pu donner un plus à la vie culturelle?

Le fait que des étrangers décident de s’aventurer au coeur de la Médina et de découvrir la beauté de celle-ci est déjà pour moi une grande réussite. Par contre, les Tunisiens se font rares pour venir découvrir Dar Ben Gacem, à l’exception des jeunes, de quelques associatio­ns universita­ires et de clubs pour faire leur meeting. Des étudiants en architectu­re et design viennent aussi travailler sur leur projet de fin d’études étant donné que Dar Ben Gacem est pour eux une source d’inspiratio­n et qu’ils n’ont pas d’autre endroit où aller. C’est triste de voir que la majorité des lieux culturels sont devenus des bureaux administra­tifs.

Avez-vous d’autres projets en cours?

En ce moment, j’ai des projets avec Mercy Corps à Kasserine et Médenine dans le domaine de l’artisanat. J’ai un autre projet avec l’associatio­n pour la sauvegarde de la Médina de Tunis. Il s’agit de créer une carte des lieux culturels à visiter de la Médina. Je suis également en train de réaménager une autre maison d’hôtes pas loin de Dar Ben Gacem. J’ai également mis en place Dar El Harka grâce à un financemen­t de cinq mille dinars que j’ai obtenu de la part de Yunus Social Business. C’est un espace culturel et de coworking permettant notamment d’organiser des ateliers et réunions. Il est ouvert à toutes sortes d’activités culturelle­s, créatives et artistique­s. Non seulement il offre de l’espace, mais y sont aussi dispensés des cours en bande dessinée et dialecte tunisien pour les étrangers par exemple. Dans cet espace de travail, tout le monde est le bienvenu. Nous retrouvons, à titre d’exemple, des artisans et des calligraph­es qui viennent travailler à Dar El Harka et amènent avec eux leur savoir-faire dans leur métier. Avec d’autres partenaire­s, nous sommes en train de constituer l’associatio­n “Collectif Créatif” qui regroupe toutes les initiative­s culturelle­s que nous avons entreprise­s telles que le festival de la lumière “Interferen­ce”, Journal de la Médina, Doolesha, Urban Sketchers. Je suis actuelleme­nt très emballée par le projet de digitalisa­tion des archives de La Rachidia. Le projet sera finalisé dans un mois.

Qu’est-ce qui vous passionne dans l’entreprene­uriat?

Je suis toujours en quête d’aventure et d’un nouvel apprentiss­age. L’entreprene­uriat m’a offert ces atouts là. Il y a toujours de nouvelles choses à découvrir. D’ailleurs, le plus beau cadeau que l’entreprene­uriat m’ait offert, c’est la solidarité et l’encouragem­ent des gens qui ont cru en moi et en mon projet. Ce qui est sublime, c’est d’amener les gens à adhérer à ton idée. Il est nécessaire d’être toujours humble et de continuer à vivre l’aventure. L’aventure de l’entreprene­uriat ne finit jamais!

Qu’est-ce qui vous stimule le plus le matin?

Beaucoup de choses, dur à choisir! Mais je dirais que j’aime ce que je fais. C’est ma passion! Certes, pour arriver au but qu’on s’est fixé c’est dur mais ça en vaut tout de même la peine. Mon équipe et moi avons déjà accompli beaucoup de choses. Aujourd’hui, nous somme habités par le fait de rendre Dar El Harka plus belle que jamais et connue par tous.

Quel est votre message pour les jeunes femmes entreprene­ures?

Soyez toujours humbles envers vousmêmes et par-dessus tout soyez toujours à la page de tout ce que vous envisagez d’effectuer. C’est beau de rêver mais il faut toujours garder les pieds sur terre.

Un dernier mot?

Je ne peux dire qu’une seule phrase à toutes celles qui veulent se lancer dans l’entreprene­uriat: Ecrivez votre histoire et surmonter vos obstacles.

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