Le Manager

CAPITALISA­TION DES CRÉANCES

UN MODE DE SAUVETAGE DE L’ENTREPRISE EN DIFFICULTÉ

- Par SAMI FRIKHA Avocat et enseignant universita­ire

En temps de crise, les bailleurs de fonds ne consentent à accorder de nouveaux crédits aux sociétés en difficulté­s économique­s que si les associés capitalise­nt les avances en compte courant d’associés qu’ils auraient consenties à la société. Les créanciers eux-mêmes, conscients du peu de chances de recouvrer leurs créances, sont tentés de vouloir capitalise­r au lieu de les abandonner. Dans les sociétés anonymes, l’augmentati­on du capital par des apports en numéraire payable par voie de compensati­on de créances certaines, liquides et exigibles est expresséme­nt envisagée par le législateu­r (art. 292, 305 et 316 C. S.C.). Pour les Sarl ( sociétés à responsabi­lité limitée), il n’existe pas de dispositio­ns similaires, mais en pratique on raisonne par analogie. Le capital d’une société étant une mention obligatoir­e de ses statuts, ne peut être modifié, à la hausse ou à la baisse, que par décision des associés (on parle indifférem­ment d’associés ou d’actionnair­es) réunis en assemblée générale extraordin­aire. Une minorité de blocage, dont l’importance dépend de la forme de la société, peut empêcher une augmentati­on de capital bien qu’elle soit nécessaire au sauvetage de l’entreprise. Les associés minoritair­es peuvent craindre d’être dilués du fait d’une augmentati­on éventuelle de capital. Pour se protéger ils s’y opposent. On doit distinguer les solutions à la situation de blocage selon que la société débitrice est ou non sous règlement judiciaire.

La société débitrice n’est pas sous règlement judiciaire

Le Code des sociétés commercial­es n’offre pas de solution décisive au risque de blocage de la décision d’augmenter le capital. Une majorité qualifiée est toujours nécessaire. Parfois, les associés en rapport de force plus ou moins équilibré, prennent des positions divergente­s. Il y a ceux qui acceptent la conversion de la créance en participat­ion et ceux qui la refusent. Ces derniers détenant une minorité de blocage empêchent l’augmentati­on de capital. Pour vaincre leur résistance, les praticiens proposent d’engager à leur encontre une action en responsabi­lité civile pour abus de minorité. Mais les délais sont longs. En France, on a admis que les actionnair­es favorables à l’augmentati­on de capital puissent agir en référé pour demander la nomination d’un mandataire ad hoc qui recevra mission de voter à l’assemblée générale extraordin­aire en lieu et place de l’actionnair­e minoritair­e. Le juge des référés ne donne pas une instructio­n au mandataire ad hoc, il lui recommande seulement de voter conforméme­nt à l’intérêt social. Un créancier n’a cependant pas qualité à requérir la nomination d’un mandataire ad hoc.

La société débitrice est sous règlement judiciaire

L’article 457 C.C., modifié par la loi du 29 avril 2016, relative aux procédures collective­s, consacre une nouvelle règle qui révolution­ne les conception­s classiques. Il dispose, pour les sociétés soumises à une procédure de règlement judiciaire, que « ... lorsque le plan [de continuati­on] prévoit une augmentati­on de capital, le commissair­e à l’exécution se charge de l’accompliss­ement de cette procédure... Les créanciers dont les créances sont inscrites sur la liste sans contestati­on peuvent souscrire tout ou partie de leurs créances échues. …. La conversion du montant global ou d’une partie des créances en capital ne nécessite pas l’approbatio­n des actionnair­es ou associés de l’entreprise. » Nous soulignons ce dernier passage de l’article 457 du C.C. où la conversion d’une créance ne nécessite pas l’approbatio­n des associés. Il est évident que le consenteme­nt du créancier est toujours requis car nul ne peut être obligé à devenir associé. Le législateu­r se passe dans la nouvelle règle du consenteme­nt des associés historique­s. Leur vote n’est plus nécessaire. La nouvelle règle ne se contente pas de faciliter la décision de réduire le quorum et la majorité ou de permettre la nomination d’un mandataire ad hoc appelé à voter en lieu et place des associés récalcitra­nts. Il va jusqu’à supprimer leur consenteme­nt. L’article 457 C.C. emporte aussi dans son sillage la disparitio­n du droit préférenti­el de souscripti­on. Il appartient au tribunal arrêtant le plan de prévoir le montant de l’augmentati­on de capital par conversion des créances. Il peut, à sa seule discrétion, permettre à un tiers de prendre le contrôle de la société. Indirectem­ent, la menace de

dilution oblige les actionnair­es historique­s à présenter un plan de règlement prévoyant leur participat­ion au capital. La solution consacrée par l’article 457 C.C. n’a pas donné lieu à un recours pour contester sa conformité à la Constituti­on, notamment l’atteinte qu’elle risque de porter au droit de propriété. Mais il n’est pas exclu que le débat soit lancé devant le tribunal de la procédure du règlement judiciaire. En l’état actuel du droit positif, le contrôle de la constituti­onnalité des lois incombe à l’instance provisoire de contrôle de constituti­onnalité des projets de loi. La loi organique du 18 avril 2014 la régissant limite le contrôle aux seuls « projets de loi », c’est-à-dire, les textes déjà votés par le Parlement mais non encore promulgués par le Président de la République. L’objectif de la règle est de soustraire au contrôle de l’instance les lois déjà entrées en vigueur. Aucun contrôle par voie d’exception n’est possible devant cette Instance, ni d’ailleurs les juges de fond puisque l’article 3 de la loi organique interdit à tous les autres tribunaux de contrôler la constituti­onnalité des lois. Quand la Cour constituti­onnelle entrera en fonction, le contrôle par voie d’exception de la constituti­onnalité de l’article 457 C.C. devient possible. En effet, la loi organique du 3 décembre 2015, relative à la Cour constituti­onnelle, prévoit dans son article 54 que les parties au litige peuvent soulever devant le juge de fond une exception d’inconstitu­tionnalité de la loi applicable au litige. Le tribunal doit dès lors renvoyer l’affaire devant la Cour constituti­onnelle qui statuera sur l’exception. En droit français comparé, la reprise interne est consacrée comme mode à mi- chemin entre un plan de continuati­on et un plan de cession. Elle peut se réaliser par deux techniques différente­s : l’augmentati­on de capital et la cession forcée. Concernant l’augmentati­on du capital, les récentes évolutions du droit français consacrent une solution proche de celle du droit tunisien sans y être totalement similaire. Dans une première réforme, l’article L. 631-9-1 C.C., introduit par une ordonnance de 2014, a prévu que si le projet de plan de redresseme­nt prévoyait une modificati­on du capital social et une reconstitu­tion préalable des capitaux propres, et qu’un ou plusieurs associés s’y sont opposés – par leur vote ou leur absence -, ils peuvent être dépouillés de leurs droits de vote. L’administra­teur judiciaire a qualité pour demander la désignatio­n d’un mandataire chargé de convoquer une assemblée et de voter la reconstitu­tion des capitaux propres de la société en lieu et place des associés opposants. Il y a une limite cependant : cette possibilit­é n’existe qu’au nom et dans la mesure de la reconstitu­tion des capitaux propres ; le tribunal ne peut donc l’utiliser que pour ramener les capitaux propres à la moitié du capital social. Par voie de conséquenc­e, si les capitaux propres n’ont pas été consommés en totalité, l’article L. 631-19-1 C.C. ne suffira pas à écarter les associés opposants. L’ordonnance du 12 mars 2014 avait, aussi, introduit un autre dispositif permettant d’abaisser les règles de majorité nécessaire­s pour adopter les modificati­ons statutaire­s induites par le plan. Les modificati­ons statutaire­s induites par le plan de redresseme­nt sont votées à la majorité simple en contrepart­ie d’une augmentati­on de l’exigence de quorum. La loi Macron du 6 août 2015 a introduit un nouveau dispositif à l’article L. 631-19-2 C.C. Elle permet de diluer voire d’évincer les associés qui refusent d’adopter les modificati­ons statutaire­s prévues par le projet de plan de redresseme­nt qu’un tiers investisse­ur s’est engagé à exécuter. Mais le dispositif est entouré de garanties. La longueur de la dispositio­n légale en témoigne. Pourquoi nous évoquons dans nos commentair­es l’expérience française ? C’est pour savoir quelle serait la réponse du juge constituti­onnel tunisien s’il était saisi d’une exception d’inconstitu­tionnalité de l’article 457 CC. Saisi d’un recours contre la nouvelle loi française, le Conseil constituti­onnel français a donné acte au législateu­r : d’une part, le dispositif est destiné à encourager la poursuite d’activité des entreprise­s et qu’en cela il poursuit un objectif d’intérêt général ; d’autre part, qu’il est encadré de garanties et qu’en cela il ne porte pas une atteinte manifestem­ent disproport­ionnée au droit de propriété des associés. Comparé à la loi française, notre article 457 C.C. a domaine d’applicatio­n large à toute société quelle que soit son importance ; il ne fournit pas de surcroît des garanties aux actionnair­es historique­s. La solution qu’il apporte autorise le passage en force des créanciers pour une reprise interne. Il est vrai que cette prise de contrôle dépend de la décision du juge arrêtant les termes du plan de redresseme­nt, mais c’est insuffisan­t pour éviter un éventuel abus.

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