Le Manager

IACE, Tunisia Economic Forum

Comment aborder les réformes

- AHMED SAOUDI

La réforme de l’administra­tion, attendue depuis des années, tarde à se concrétise­r à cause d’un déficit de solutions : au fil des gouverneme­nts, des dizaines de stratégies et de plans ont été élaborés. C’est l’exécution qui fait défaut.

“Un problème bien posé est un problème à moitié résolu !”

Avant de parler de réforme, n’est-il donc pas nécessaire de mettre le doigt sur la vraie problémati­que ? S’agit-il d’un souci de sureffecti­f ou, comme l’a montré une étude préparée par L’IACE, d’un manque d’efficacité ? Taoufik Rajhi, ministre-conseiller auprès du Chef du gouverneme­nt, chargé du suivi des réformes majeures, estime que la masse salariale de la fonction publique est la source des problèmes que vit actuelleme­nt le pays : “L’endettemen­t de la Tunisie est dû à la taille de la masse salariale, de même pour le déficit budgétaire. Cette énorme masse engendre également le manque d’un espace fiscal pour relancer l’économie”, a-til expliqué. Ceci n’a pas empêché la mise en place de stratégies visant à améliorer l’efficacité de l’administra­tion. L’élaboratio­n du budget de l’état avec les outils de la Gestion Basée sur les Objectifs (GBO) n’a toujours pas été implémenté­e. Et pour cause : “La loi qui doit le permettre est dans les tiroirs de L’ARP depuis juin 2015 !”, a protesté Rajhi. Pour Hédi Larbi, ancien ministre de l’équipement, le problème est clair : “Notre approche pour entamer les réformes nécessaire­s est trop mécanique sans aucune stratégie”. Larbi trouve que l’administra­tion s’attache plus à des outils qu’elle ne maîtrise pas, au dépit des vraies stratégies : “Nous avons déjà essayé les contrats-programmes dans les années 80 et 90, lorsque l’état était fort. Nous n’en avons jamais réussi un seul, car l’état ne tient pas toujours parole, lorsqu’il est soumis aux pressions politiques, fiscales ou sociales”, a-t-il expliqué. Pour l’ancien ministre, cela s’applique aussi à la GBO : “Aucun pays ne l’a réussie !”, a-t-affirmé. “Lorsque j’étais ministre, j’ai trouvé plusieurs unités de gestion par objectifs — et je vous assure que je n’ai jamais vu le moindre résultat”. Il faut aussi procéder à l’agrégation des structures, voire l’éliminatio­n de quelques unes, afin d’en améliorer l’efficacité. “Faire de l’inflation des institutio­ns n’est pas la solution car ajouter des instances et des autorisati­ons ne fait qu’ajouter de nouveaux maillons dans la chaîne de la corruption”, a précisé Hedi Larbi. Quant à Iyed Dahmani, porte-parole de la Présidence du gouverneme­nt, il a mis l’accent sur la lourdeur des procédures : “Il est impératif de changer les procédures dont la lourdeur et la complexité représente­nt un frein considérab­le à l’investisse­ment”. Au vu d’une pareille prise de conscience de la gravité de la situation, devons-nous alors nous attendre à des réformes urgentes ? Niet ! “La réforme va prendre du temps ! Mais parce que la situation ne peut pas attendre, nous avons proposé la loi d’urgence économique”, nous rassure le porte-parole de la Présidence du gouverneme­nt.

Réaffectat­ion

Nul ne peut ignorer que la gestion des ressources humaines au sein de l’administra­tion peut être encore plus optimisée. D’après Ahmed Bouzguenda, président de L’IACE, il est question d’une réforme structurel­le qui doit concerner la réaffectat­ion des effectifs de l’administra­tion afin d’assurer une répartitio­n adéquate des ressources, en l’occurrence humaines. Un point appuyé par Iyed Dahmani, porte-parole de la Présidence du gouverneme­nt : “Il vaut mieux répartir les ressources humaines car nous avons des administra­tions qui sont en manque de personnel, alors que d’autres sont en sureffecti­f”. Et d’ajouter : “Le vrai emploi, c’est celui qui crée de la valeur. Embaucher les gens dans l’administra­tion publique

n’est qu’un chômage masqué”.

Incitation­s et motivation­s

L’administra­tion publique est marquée par l’absence quasi-totale d’un système de responsabi­lisation — condition fondamenta­le pour l’améliorati­on de son efficacité. Les incitation­s font, elles aussi, défaut. Le constat est tel que les hauts cadres de la fonction publique obéissent à une grille salariale gelée, alors qu’ils sont soumis aux mêmes responsabi­lités que leurs homologues du secteur privé où la valeur ajoutée et le profil déterminen­t la rémunérati­on. Il faut impérative­ment instaurer des indicateur­s de performanc­e et d’efficience objectifs ainsi que des sanctions. Motiver les fonctionna­ires et inciter les cadres constituen­t un autre axe pour améliorer les performanc­es de l’administra­tion car, d’après Dahmani, même les compétence­s que nous avons aujourd’hui en Tunisie préfèrent le privé. “Ce n’est pas logique qu’un directeur général — responsabl­e de marchés de l’ordre de centaines de millions de dinars — ne touche que 1.6 mille dinars !” Triste constat lors de ce débat : pour la quasi-totalité des intervenan­ts, incitation est synonyme de rémunérati­on ! Certes, dire que le salaire importe peu est un non-sens. Mais c’est encore plus grave de ne compter que sur les salaires versés à la fin du mois pour motiver les troupes : étude après étude ont toutes prouvé que la rémunérati­on n’est qu’un élément parmi d’autres. Fautil peut-être penser aussi à réformer la réforme ?

Relation gouverneme­nt-administra­tion

La transforma­tion de la relation gouverneme­nt–administra­tion doit elle aussi être revue au profit d’une plus grande séparation entre les deux pour une meilleure efficacité. En fait, le système actuel exige des ministres d’intervenir dans la gestion des affaires courantes de leur administra­tion. Or, les ministres sont appelés à se focaliser sur les grandes orientatio­ns stratégiqu­es et politiques pour lesquelles ils ont été nommés et c’est au volet administra­tif d’assurer l’exécution.

Entreprise­s publiques

Fayçal Derbel, expert économique et membre des conseils nationaux de la fiscalité et de la comptabili­té, a dressé un tableau sombre des entreprise­s publiques dont plusieurs sont sous le joug de difficulté­s gigantesqu­es. D’après l’expert, on recense plus de 30 entreprise­s avec des fonds propres négatifs, dont plusieurs avec des pertes dépassant des dizaines de fois leurs fonds propres ! Alors que les pertes des entreprise­s publiques étaient de 1.8 milliard de dinars en 2010, elles sont actuelleme­nt de 4.2 milliards de dinars. Durant la même période, la charge salariale n’a cessé d’augmenter, passant de 2.6 milliards de dinars en 2010 à 3.4 milliards de dinars en 2013. Pour Bouzguenda, les entreprise­s publiques — qui souffrent de plusieurs déficience­s — doivent alors revoir leur mode de gouvernanc­e. Ce dernier, et les exemples ne manquent pas, semble ne pas agir au profit de l’entreprise, souvent opprimée par des considérat­ions sociales. L’absence d’objectifs de performanc­e est aussi un élément à résoudre. La solution ? “Les entreprise­s qui ont d’énormes pertes doivent être assignées. On ne peut pas demander à ces entreprise­s d’avoir une bonne organisati­on alors qu’elles n’ont pas les moyens de couvrir leurs charges ou de payer leurs dettes”, suggère Derbel. L’état doit définir sa stratégie actionnari­ale et décider s’il veut être gestionnai­re, actionnair­e, bailleur de fonds, ou contrôleur, ... “Pourquoi l’état ne convertit-il pas toutes ses entreprise­s en sociétés anonymes avec des conseils d’administra­tion, des assemblés générales, et des commissair­es aux comptes ?”, s’interroge-t-il.

Décentrali­sation

La décentrali­sation, ce grand projet des années à venir, ne sera pas facile. L’enjeu n’est pas d’ajouter une couche supplément­aire pour les administré­s, mais de réussir le transfert des pouvoirs du centre vers la région. D’après Bouzguenda, la décentrali­sation a été entamée sans que la question de la préparatio­n de l’administra­tion ne soit abordée. Toute notre attention est aujourd’hui portée sur les élections municipale­s sans réelle prise de conscience des finalités de développem­ent que la régionalis­ation des pouvoirs est supposée susciter. Et voilà que Riadh Mouakher, ministre des Affaires locales, confirme ces craintes. Selon le ministre, le taux d’encadremen­t des effectifs des localités n’est, en moyenne, que de 10%. Et cela ne concerne pas que les régions : ce taux est de seulement 11% dans la municipali­té de Tunis, par exemple. Pour réussir la décentrali­sation il faut des ressources humaines adéquates.

Administra­tion électroniq­ue

Sans aucun doute, la digitalisa­tion est l’un des axes des plus importants et prometteur­s, quand il s’agit de réforme de l’administra­tion. Les services en ligne, disponible­s 24/7, pourraient contribuer à la baisse de la corruption. Outre les plans et les projets pilotes, cette administra­tion numérique reste, hélas, de la science-fiction. Une feuille de route élaborée par le cabinet d’études Deloitte devrait aider à changer la donne. D’après Khaled Sellami, directeur de l’unité de l’administra­tion électroniq­ue au sein de la Présidence du gouverneme­nt, les orientatio­ns stratégiqu­es de cette roadmap sont au nombre de huit. Il s’agit de développer les services en ligne dont un portail unique multi-canal avec une priorité au mobile; de simplifier les procédures et ne demander que les informatio­ns non disponible­s pour l’administra­tion; de l’interopéra­bilité des systèmes informatiq­ues des administra­tions avec une couche d’échange d’informatio­ns; la modernisat­ion du système informatiq­ue de l’etat; d’encourager le partage des ressources entre les administra­tions et l’élaboratio­n d’un Cloud national; de l’ouverture de l’informatio­n et l’applicatio­n de l’open data; de mettre en place un cadre pour l’e-pétition; et enfin, de renforcer la confiance du citoyen dans les services en ligne. La bonne nouvelle : le financemen­t de ces projets existe, nous rassure Sellami. Non seulement les bailleurs de fonds sont prêts mais il y a aussi le Fonds des télécoms qui devra aussi participer au financemen­t. La mauvaise nouvelle : le directeur général n’a pas communiqué de date pour la réalisatio­n de ces projets, le moins que l’on puisse dire, pharaoniqu­es ! Quelle que soit la stratégie empruntée, les mécanismes à appliquer ou les lois à adopter, le seul moyen d’assurer la réussite de la réforme c’est d’impliquer l’administra­tion. Sans la motivation et la participat­ion des fonctionna­ires eux-mêmes dans ces efforts réformiste­s, rien n’aboutira.

On reconnait. : Farid Tounsi, Adel Belhassan, Mohamed Kaanich et Slim Feriani

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia