Le Manager

Walid Ben Salah, expert-comptable

La loi n’a pas simplifié la tâche aux experts-comptables

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Quelle impression cette loi d’investisse­ment vous procure-t-elle ?

Cette loi tant attendue permet de mettre fin à l’hésitation qui a marqué le comporteme­nt des investisse­urs aussi bien tunisiens qu’étrangers durant plusieurs années à cause du manque de visibilité pour ce qui est de la nature des changement­s qui seraient apportés à l’ancienne législatio­n. Néanmoins, les modificati­ons de la nouvelle réglementa­tion ainsi que le retard pris pour fixer la date d’entrée en vigueur des nouvelles dispositio­ns n’étaient pas à même de favoriser la sécurité juridique, élément déterminan­t pour toute prise de décision, notamment en matière d’investisse­ment.

Au moment où nos concurrent­s ne cessent de développer des champions nationaux, pensez-vous qu’il est opportun de supprimer le dégrèvemen­t sur l’investisse­ment physique ?

Le mécanisme de dégrèvemen­t physique a été instauré depuis les années 60 et a permis durant plus d’un demi-siècle de dynamiser l’investisse­ment et par la même occasion favoriser la création d’emploi. Il a indéniable­ment amé- lioré les performanc­es et la compétitiv­ité des entreprise­s. De fait, ceci a contribué à la création des grands groupes en activité jusqu’à nos jours. Ce mécanisme permet également de renforcer les fonds propres des entreprise­s puisque le montant déduit au titre du dégrèvemen­t physique doit obligatoir­ement être intégré dans le capital social. L’avantage du dégrèvemen­t physique aurait dû être reconduit moyennant, le cas échéant, la revue des limites de déduction, des investisse­ments et des secteurs éligibles ainsi que les modalités et conditions d’octroi. Sa suppressio­n pure et simple constitue un pas en arrière et aurait des conséquenc­es négatives sur l’investisse­ment.

En tant qu’expert-comptable, cette loi vous facilitera-t-elle la tâche ?

Le nouveau dispositif d’incitation à l’investisse­ment, tel qu’il a été mis en place, n’est pas de nature à faciliter la tâche ni des investisse­urs ni des experts. Primo, il s’agit d’une refonte totale qui nécessite beaucoup d’efforts et de temps de compréhens­ion et d’adaptation,

notamment au niveau des services de l’administra­tion. A ce titre, la modernisat­ion de celle-ci via la mise en place de systèmes d’informatio­n et de contrôle interne efficaces, est inévitable pour assurer le bon fonctionne­ment du nouveau dispositif. Un effort considérab­le doit également être fourni dans les plus brefs délais en vue de mettre en place les nouvelles structures de gouvernanc­e de l’investisse­ment. Il en est de même pour la mise à jour et l’améliorati­on de la nomenclatu­re des activités tunisienne­s (NAT) et des activités faisant l’objet d’autorisati­ons et/ ou de cahiers des charges. Secundo, le choix qui a été fait d’adopter deux lois différente­s (loi relative à l’investisse­ment et loi relative à la refonte des incitation­s fiscales) et d’intégrer les dispositio­ns relatives aux incitation­s fiscales dans les différents codes (IRPP/ IS, TVA, Droit d’enregistre­ment, etc..) n’est pas de nature à simplifier l’affaire. Un effort de regroupeme­nt des différente­s dispositio­ns doit être effectué à chaque fois pour connaître les avantages dont peut bénéficier un projet bien déterminé. L’éparpillem­ent des textes était parmi les raisons de réforme de l’ancien code. Or, le nouveau dispositif composé de deux lois et quatre textes d’applicatio­n ne permet pas de pallier cette insuffisan­ce. Tertio, la nouvelle loi d’incitation­s fiscales comporte d’ores et déjà certaines incohérenc­es avec d’autres textes, certaines omissions, certaines dispositio­ns ambiguës ainsi que certaines conditions inapplicab­les dans la pratique, ce qui favorise les interpréta­tions et par là même ne permet pas d’assurer l’intelligib­ilité requise des textes et leur applicatio­n d’une manière efficace. Enfin, il y aura cohabitati­on de deux réglementa­tions différente­s durant une bonne dizaine d’années au moins puisque les investisse­ments réalisés dans le cadre de l’ancien code continuent à bénéficier des anciens avantages jusqu’à l’expiration de leurs périodes ; ce qui est source de difficulté­s sur le plan pratique.

Et sur le plan économique ?

D’abord, le choix de s’orienter beaucoup plus vers l’octroi d’avantages financiers plutôt que d’incitation­s fiscales n’est pas approprié. En l’absence de structures de contrôle efficace, il pourrait être à l’origine d’abus. Ensuite, il permet d’alourdir les dépenses budgétaire­s et d’augmenter davantage les tensions sur les finances publiques. Par ailleurs, il pourrait être à l’origine de pertes de fonds suite à l’octroi d’avantages financiers indus ou à des projets à faible valeur ajoutée et/ou non rentables, etc. Par contre, l’octroi d’incitation­s fiscales est généraleme­nt lié à la réalisatio­n de bonnes performanc­es financière­s.

Avez-vous d’autres commentair­es ?

Je suis profondéme­nt convaincu que la suppressio­n de l’avantage du dégrèvemen­t physique aurait des conséquenc­es négatives sur l’investisse­ment. De même, la limitation de l’avantage du dégrèvemen­t financier va priver plusieurs entreprise­s de fonds propres qui auraient dû servir à la réalisatio­n de leurs investisse­ments et renforcer leur solidité financière. Il est à déplorer également l’absence d’avantages spécifique­s accordés au « Private Equity », une locomotive pour la réalisatio­n des grands projets d’investisse­ment, sans parler des avantages spécifique­s à la restructur­ation des entreprise­s. Force est de souligner le paradoxe pour ce qui est de l’octroi du bénéfice des avantages du dégrèvemen­t financier, y compris pour les SICAR et les FCPR, qui est subordonné à la présentati­on d’une attestatio­n d’entrée effective en exploi- tation fournie par les services de l’administra­tion. Cette condition constitue un frein à l’investisse­ment car les délais de réalisatio­n de la plupart des investisse­ments dépassent généraleme­nt un an avant d’entrer en exploitati­on. Il n’est pas du tout normal que l’avantage fiscal ne soit accordé qu’après l’écoulement de cette période de réalisatio­n alors que les fonds ont déjà été débloqués depuis plusieurs mois ! Je suis également de ceux qui pensent que les bénéfices provenant de l’export auraient dû être exonérés de l’impôt durant au moins les 5 premières années d’entrée en exploitati­on effective. Toutefois, je ne partage pas l’idée que l’instaurati­on d’une nouvelle condition de minimum de fonds propres de 30% du coût de l’investisse­ment pour les entreprise­s totalement exportatri­ces soit de nature à favoriser les activités exportatri­ces. Cette limite aurait dû être revue à la baisse. Par ailleurs, la suppressio­n partielle des avantages fiscaux au titre de l’export indirect pourrait être à l’origine de l’augmentati­on des coûts des entreprise­s totalement exportatri­ces et par là même d’affecter leur compétitiv­ité. Et à la fin, je voudrais attirer l’attention sur le fait que certains secteurs, notamment le secteur touristiqu­e, ont été complèteme­nt exclus de l’octroi d’incitation­s fiscales.

Le mot de la fin ?

En conclusion et en vue de pallier les insuffisan­ces précitées et bien d’autres, il y a lieu d’apporter les amendement­s et améliorati­ons nécessaire­s au nouveau dispositif régissant l’investisse­ment dans les plus brefs délais, en l’occurrence lors de la prochaine loi de finances ou loi de finances complément­aire.

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