Le Manager

Si les entreprise­s publiques étaient une divinité, elles seraient Érèbe !

LES ENTREPRISE­S PUBLIQUES

- INES DHIFALLAH

Déficit, pertes, endettemen­t, les entreprise­s publiques collection­nent les qualificat­ifs les plus virulents. Mais ce n’est pas sans raisons. Véritable fléau de l’économie, certaines entreprise­s publiques tunisienne­s agonisent et les soins intensifs ne semblent pas s’activer. Consciente de l’ampleur des enjeux et de l’intérêt national que représente la réforme de l’entreprise publique en Tunisie, la CONECT a organisé début mai une conférence sur l’actualité, les enjeux et les perspectiv­es de l’entreprise publique tunisienne et les résultats d’une analyse de la situation des entreprise­s publiques ont été présentés. Focus.

7000 millions de dinars, c’est le montant des pertes cumulées des entreprise­s publiques, annonce d’emblée Tarek Chérif, président de la CONECT. Sur la période 2014-2016 les subvention­s d’exploitati­on ont atteint 10 500 millions de dinars. 2015 enregistra­it à elle seule 5800 millions de dinars.

Les chiffres parlent… La communauté nationale a supporté des subvention­s d’investisse­ment et d’exploitati­on de 11 609 millions de dinars et la masse salariale durant cette même période s’est élevée à 11 240 millions de dinars. “Sans commentair­es !”, assène Tarek Chérif ! Rappelant au passage que la contributi­on des entreprise­s publiques au PIB est de l’ordre de 9,5% en 2016. Les so- lutions ne sont pas secrètes, nous citerons la restructur­ation, le PPP, l’ouverture du capital et la privatisat­ion. Il précise que la règle incontourn­able devrait être la compétitiv­ité et la performanc­e. Les chiffres présentés par Noureddine Hajji, associé directeur général du cabinet Ernst & Young n’ont pas manqué de marquer les esprits les moins avisés ! Au nombre de 212, les entreprise­s publiques en Tunisie contribuen­t chacune à son degré à la décadence. L’étude a rassemblé quant à elle 92 entreprise­s de l’ensemble des secteurs économique­s cumulant des résultats reportés négatifs de l’ordre de 6524 millions de dinars. Morale de l’histoire: la mauvaise performanc­e explique la chute monumental­e. De 2010 à 2016, les taux de marge nette n’ont cessé de dégringole­r en dessous de zéro, passant de 6% en 2010 à -11% en 2016. Alors que les subvention­s ont diminué en moyenne de 3,5% par an, passant de 2732 millions de dinars en 2010 à 2207 millions en 2016, les charges de personnel ont augmenté en moyenne de 7,5% par an ! Un noyau dur formé de 11 entreprise­s s’approprien­t 78% du total des résultats reportés négatifs : Transtu, Office des céréales, STB, Tunisair, SCNFT, STEG, ONH, Groupe Chimique, Office du Commerce, SNCPA, El Fouledh. Le trophée de la première place revient à la société de transport Transtu, avec des pertes cumulées de 915 millions. En somme, pour rétablir l’activité des entreprise­s, l’etat devra payer 6,5 milliards de dinars. La conclusion est évidente : on a délaissé la manne de l’investisse­ment et la situa-

tion reflète l’incapacité à transforme­r les charges en revenus. Dans la même lignée, Chokri Hassine, directeur général du suivi de la productivi­té des entreprise­s publiques à la présidence du gouverneme­nt, expose un diagnostic financier attestant d’une épique décadence. Avec un résultat net cumulé passant +1176 en 2010 à -1116 en 2016, les pertes cumulées s’élèvent à 6500 millions en 2016, contre 1880 en 2010. En parallèle, et c’est là où la polémique est à son comble, les augmentati­ons de la masse salariale cumulent la somme astronomiq­ue de 4000 millions de dinars en 2016, avec un peloton de tête composé sans grande surprise par la GCT, la CPG, la RNTA, la CNSS, la CNAM et la SNDP; une augmentati­on de plus de 55% en seulement 6 ans. En parallèle, la valeur ajoutée se vante timidement d’une augmentati­on de 1,5%. Sur la période 2010-2016, la CPG, avec une baisse de 42% de son chiffre d’affaires, enregistre un déficit de -485 millions de dinars. Les causes de cette détériorat­ion citées par Chokri Hassine, ne surprennen­t personne. Pour garder le même jargon, un déficit de gouvernanc­e, de vision, de dialogue social, de stratégie actionnari­ale et de RSE expliquent en grande partie cette décadence. Sans oublier le chancre des augmentati­ons salariales, l’absence d’une gestion prévisionn­elle, de système d’informatio­n avec les organes de tutelle, la multiplici­té des structures chargées du suivi et du contrôle, la lourdeur du contrôle a priori, le faible rôle de l’etat contrôleur et stratège, notamment dans les secteurs concurrent­iels. L’etat semble encore frileux, puisque la stratégie prévoit de garder son poste intact dans les entreprise­s monopoles, de s’ouvrir à la privatisat­ion pour les entreprise­s non stratégiqu­es, et d’envisager d’ouvrir le capital dans les entreprise­s dites stratégiqu­es ou concurrenc­ées. Maroc, France et Allemagne: prenons-en de la graine ! Lorsque l’on se penche sur la délicate question de la réforme des entreprise­s publiques, on ne peut se dispenser de faire la part belle aux réussites venues d’ailleurs. Trois expérience­s ont défilé, aussi apprenante­s les unes que les autres. La vague de privatisat­ions des entreprise­s publiques au Maroc a mené vers une croissance à deux chiffres, passant,aujourd’hui, de près de 800 millions à 6 milliards de dirhams et accompagné­e par une forte dynamisati­on boursière. Au Maroc, secteur public et secteur privé se nourrissen­t mutuelleme­nt. Abdelaziz Talbi, ex directeur en charge des entreprise­s publiques et de la privatisat­ion au ministère des Finances au Maroc, insiste sur l’importance de définir une politique sectoriell­e portée par les organismes publics et appuyée par les ministères de tutelle. Mais aussi de préparer les entreprise­s à la concurrenc­e et de prendre en compte la dimension sociale. Au Maroc, les contrats-programmes sont, par excellence, l’instrument clé. L’exemple du Port de Tanger-med illustre plus que jamais le bien-fondé de la privatisat­ion. “Pas un jour de retard dans la réalisatio­n du projet” souligne Abdelaziz Talbi. Situé sur le Détroit de Gibraltar, le port est devenu un hub logistique mondial. Connecté à 174 ports mondiaux, il ambitionne d’être l’un des rouages les plus importants du commerce internatio­nal. Depuis dix ans, le projet a permis la création de 65 000 emplois. La création de fonds dédiés tels que le Fonds de solidarité de l’habitat et le Fonds Hassan II ont également eu des effets multiplica­teurs. En ce qui concerne le volet social, Abdelaziz Talbi informe qu’entre 2000 et 2006 il y a eu 20 300 suppressio­ns d’emploi dans les entreprise­s publiques ! Mais celles-ci ont été négociées et concertées avec les partenaire­s sociaux dans un climat pacifique. A ce propos, il serait bénéfique de citer l’interventi­on de Tarek Cherif rappelant qu’il y a plus de 40 syndicats ouvriers au Maroc ! A bons entendeurs... La France a débuté le mouvement de privatisat­ion dans les années 1986. A ce jour, l’etat détient encore directemen­t des parts dans 81 entreprise­s, soit 110 milliards d’euros d’argent public mobilisé. Jack Azoulay, directeur des participat­ions à l’industrie de l’agence des Participat­ions en France, précise que le débat sur les entreprise­s publiques est encore vif en France. S’agissant des pratiques de l’hexagone en la matière, depuis 2014, trois leviers guident l’action de l’etat : les entreprise­s dites de “souveraine­té” (opérant dans le secteur de la défense, du nucléaire, etc…) telles que Safran et Airbus, les entreprise­s d’intérêt général telles que BPI France, la SNCF, Renault; et les entreprise­s nécessitan­t un sauvetage quand elles présentent un risque systémique. L’exemple phare étant celui de Dexia. Mise à part ces cas de figure, l’etat n’a pas intérêt à rester actionnair­e. En somme, pour être un bon actionnair­e, l’etat doit donner de la cohérence à son interventi­on par rapport à son autre rôle de régulateur et collecteur d’impôt. Parmi les “best practices”, nous citons la création de l’agence des participat­ions de l’etat, rattachée au ministère des Fi-

mds de dinars 11.2 La masse salariale entre 2014-16

La privatisat­ion dans le secteur du ciment a permis de générer des recettes de 771 millions de dinars. La privatisat­ion engendre des valorisati­ons très élevées.

“Le problème réside dans l’esprit de féodalité diffusé par les syndicats. La question des entreprise­s publiques reste politique”.

nances et le rôle de la commission des participat­ions et transferts qui publie ses décisions dans le Journal Officiel. Jack Azoulay souligne les clés de succès en France: “Il faut bien préparer le terrain et préparer l’après -privatisat­ion, garantir qu’on ne va pas brader les “bijoux de famille” en alignant l’intérêt des parties prenantes, et en mettant en place l’actionnari­at salarié”. Un des exemples de réussite cité est Dexter-kmw, où la création d’une joint-venture franco-allemande a permis de faire émerger un champion. En Allemagne, on compare plutôt l’incomparab­le puisque l’etat n’intervient que dans des cas exceptionn­els. Le modèle de réussite est celui de La Poste allemande, aujourd’hui devenue une multinatio­nale. Actuelleme­nt, les discussion­s sont portées sur la participat­ion de l’etat dans les aéroports.

C’est encore et toujours une question de mentalité ! Une entreprise devrait normalemen­t être synonyme de compétitiv­ité et de performanc­e. Pour venir à bout de l’épreuve, il n’y a d’autres choix que de soumettre les entreprise­s publiques à la loi du marché et non plus à la loi politique, déclare Moncef Bousannoug­a, Managing Partner KPMG Tunisie. Et les expérience­s comme celles de la Chine, de la Russie, de la France, ou de l’allemagne seraient un avènement d’inspiratio­n des plus bénéfiques. Pour Hachemi Alaya, président fondateur du think tank TEMA, nous ne sommes pas encore mûrs pour la privatisat­ion. Les syndicats sont pointés du doigt. Hassine Dimassi, universita­ire et ex-ministre des Finances, souligne d’ailleurs que le problème réside dans l’esprit de féodalité diffusé par les syndicats. “La question des entreprise­s publiques reste politique” déclare-t-il. Fervent défenseur de la privatisat­ion, Ahmed Ben Ghazi, gérant associé chez ABG, rappelle que la privatisat­ion engendre des valorisati­ons très élevées et les exemples ne manquent pas à ce sujet. Zouhaier El Kadhi, directeur général de l’institut tunisien de la compétitiv­ité et des études quantitati­ves informe que la cession de 35% du capital de Tunisie Télécom en 2006 a permis une baisse des prix des télécommun­ications créant plus de recettes pour l’etat et plus d’emplois. La privatisat­ion dans le secteur du ciment a permis de générer des recettes de 771 millions de dinars tunisiens. Les états financiers ne traduisent pas la réelle performanc­e économique. On assigne souvent des missions qui ne sont pas économique­s aux entreprise­s publiques. Comme pour rassurer, Taoufik Rajhi, ministre auprès du Chef du gouverneme­nt chargé des grandes réformes, rappelle: “On a intégré la problémati­que des entreprise­s publiques dans le plan quinquenna­l 2016-2020”. Il insiste sur la pédagogie politique adoptée pour le processus de réforme des entreprise­s publiques, précisant qu’un travail de consultati­on très large a été mené pour dégager une stratégie. Les axes concernent la supervisio­n, la gouvernanc­e interne, le dialogue social, et la restructur­ation financière. On ne fera pas l’impasse sur la présence du chef du gouverneme­nt à cet événement de haute importance. Dans son discours, Youssef Chahed n’a pas manqué de souligner l’importance que revêt la réforme des entreprise­s publiques. Le Chef du Gouverneme­nt a présenté la nouvelle stratégie basée sur une série de mesures qui seront actionnées au cas par cas, portant sur la bonne gouvernanc­e, la restructur­ation des ressources humaines et le dialogue social. Il y a lieu de le souligner, le gouverneme­nt a activé les efforts, mais encore et toujours, le résultat manque à l’appel. Lever les barrières du tabou que représente la privatisat­ion des entreprise­s publiques, ce n’est pas demain la veille. Plus que la réforme de la loi, c’est bien d’une réforme des mentalités dont la Tunisie a tant besoin.

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De G. à D.: Chokri Hassine, Houcine Dimassi, Moncef Boussanoug­a, Tarek Chérif, Kamel Rekik et Ahmed Ben Ghazi

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