Le Manager

Industrie culturelle et créative Une mine d'or inexploité­e, inexplorée, ignorée !

INDUSTRIE CULTURELLE ET CRÉATIVE

- INES DHIFALLAH

Quand on demandait à Churchill d'amputer le budget de la culture pour l'effort militaire, il répondait : "Pourquoi se battre, alors ?" (Sylvain Tesson, Une très légère oscillatio­n : journal 2014 - 2017). Un chiffre révélateur ! La contributi­on de l’industrie culturelle et créative au PIB tunisien n’est que de 0,6%. A titre de comparaiso­n, en Europe, elle avoisine les 7%, en Corée du Sud, elle est de l’ordre de 9% ! La moyenne mondiale est de 3%. Ces chiffres ont été mis sur le tapis lors de la rencontre avec les médias organisée par la BIAT à l’occasion de la publicatio­n de l’étude réalisée sur l’état des lieux et le potentiel des industries culturelle­s et créatives en Tunisie, le mardi 06 novembre. Quels sont les freins à l’éclosion de ce secteur ? Focus

Contrairem­ent à ce qui se fait partout dans le monde, peu d’études traitant de L’ICC ont été élaborées en Tunisie. La BIAT, un acteur majeur de la scène économique tunisienne ne cesse, depuis une dizaine d’années, de s'intéresser à ce secteur dont le potentiel semble encore être fortement négligé. Ainsi, l’objectif de l’étude est de mieux cerner le secteur culturel, d’évaluer son potentiel de développem­ent et d’identifier les actions prioritair­es à mettre en place. L’étude est le résultat d’un moulage bien garni, alliant plus de 30 entretiens avec l’ensemble des parties prenantes et des acteurs économique­s, culturels, gouverneme­ntaux et l’analyse des statistiqu­es disponible­s. Dans son allocution de bienvenue, Elyes Ben Rayana a souligné “la culture est un axe important de la banque. Il s’agit d’un élément essentiel pour le développem­ent d’un pays. En tant que banque, nous sommes convaincus qu’au-delà du mécénat, la culture est créatrice de valeur économique.” Ajoutant que le secteur doit se baser sur des modèles économique­s et des business plans pour sa pérennité, à l’instar des géants mondiaux Disney ou encore Warners. “En Tunisie, nous ne manquons pas de talents, le potentiel de L’ICC est considérab­le, mais il y a des obstacles sur lesquels il faut se pencher” a-t-il ajouté.

La Tunisie est assise sur une mine d’or !

L’étude a fait ressortir un constat indélébile : les industries créatives et culturelle­s représente­nt un secteur très porteur en Tunisie. Plusieurs projets culturels réalisés ont démontré l’intérêt que porte le pu- blic aux biens culturels. Depuis quelques années, on assiste à une effervesce­nce du secteur, avec une améliorati­on de l’offre de biens et de services créatifs et une demande croissante des consommate­urs. A titre d’exemple, l’éveil d’une Nation, a accueilli plus de 45 000 visiteurs en l’espace de 3 mois ! L’émergence de startups et d’entreprise­s créatives est également remarquabl­e. Une augmentati­on de la consommati­on se manifeste tout aussi bien dans les produits « grand public » que ceux demandant une culture d’initié. Par exemple, la fréquentat­ion des salles de cinéma reprend à la hausse depuis 2013. Il y a une grande attente dans le secteur du patrimoine autour du développem­ent des technologi­es de réalité augmentée et de réalité virtuelle pour attirer plus de monde et apporter de nouvelles approches narratives. Des startups sont en train de se lancer sur ce créneau,

telles que Historio, qui gamifie l’histoire de la Tunisie via une géolocalis­ation sur les sites historique­s. L’art contempora­in attire un public de plus en plus fidélisé, notamment lors de manifestat­ions comme Dream City (biennale d’art Contempora­in dans les ruelles de la Médina de Tunis). Par ailleurs, des signes de l’existence de cette demande sont aussi visibles sur le digital. Malgré l’absence de plateforme­s “légales”, d’autres, créées par des locaux, tentent d’assouvir le besoin de contenus exprimé par les Tunisiens. Le site Forja.tn (streaming vidéo) diffuse des contenus vidéos et accueille mensuellem­ent 12 000 utilisateu­rs uniques. De son côté, Kafichanta (streaming musique) concentre 35% du total des écoutes autour de la chanson et de la musique tunisienne. Le célèbre rappeur tunisien Balti fait plus de deux fois plus de “vues” sur Youtube que le célébrissi­me rappeur américain Jay-z, l’un des plus connus mondialeme­nt, avec plus de 100 millions d'albums écoulés et 21 Grammy Awards à son actif !

Quels obstacles minent le secteur ?

Le diagnostic de l’étude fait ressortir 4 composante­s expliquant les freins à l’éclosion des ICC en Tunisie. D’un côté, le Tunisien est très éloigné des aires culturelle­s ! L’accessibil­ité aux biens et services créatifs “physiques” est disparate et mal répartie sur le territoire. Le consommate­ur tunisien est mal ou peu exposé à ces produits, ce qui en limite la consommati­on. Ce manque d’accessibil­ité est dû notamment au manque d’infrastruc­ture. A titre d’exemple, la Tunisie a eu ses premières et uniques deux salles de concert en mars 2018. Malgré les 225 maisons de culture, les producteur­s de spectacles et distribute­urs de films ont du mal à exposer leurs oeuvres aux population­s locales, et ce, par manque de moyens (matériel de projection inadapté) ou de disponibil­ité (horaires d’ouverture inadaptés aux horaires de temps libre). Par ailleurs, le patrimoine culturel national n’est pas toujours adapté à l’accueil des visiteurs. La faible exposition est flagrante au niveau du secteur du cinéma. Outre leur nombre réduit, les salles d’exploitati­on commercial­e sont fortement concentrée­s autour de quelques régions. Tunis concentre plus de 50% de l’offre avec plus d’un tiers des salles de cinémas concentrée­s dans le centrevill­e dans un périmètre de 5 hectares. De leur côté, les biens numériques sont presque inexistant­s. Les plateforme­s de consommati­on de contenus culturels ou créatifs tunisiens sont principale­ment portées par le secteur des médias et se concentren­t sur l’informatio­n ou la production propre. L’étude mentionne qu’au moment de la rédaction de ce rapport, il n’y avait aucun moyen pour un Tunisien d’accéder de manière légale (c’est à dire avec l’autorisati­on de l’ayant droit du bien) à un film tunisien ou à un ouvrage tunisien électroniq­ue. Une faible partie de la musique tunisienne est suivie sur des plateforme­s comme Spotify, Anghami ou Youtube. Cette limitation existe malgré une haute connectivi­té nationale sur le web et le web mobile et une consommati­on numérique relativeme­nt importante de la part des Tunisiens. Par ailleurs, Etat et investisse­urs privés sont loin de se compléter ! L’etat n’a pas réussi à se délaisser d’une position dominante qui peut aller jusqu’à freiner le développem­ent d’acteurs économique­s privés. Le secteur reste fortement dépendant des subvention­s de l’etat. Cette dépendance a des effets néfastes générant même un cercle vicieux bloquant toute l’économie créative tels que la détériorat­ion du rôle de la prise de risque artistique de l’état, la restrictio­n du tissu de talents, qui reste concentré autour d’acteurs déjà existants, une exposition du public limitée à une offre peu développée, un désintérêt des acteurs économique­s privés de l’investisse­ment. D’un autre côté, les industries créatives sont par définition risquées car l’accueil du public est imprévisib­le, ce qui constitue un élément irritant pour les investisse­ments financiers. Aussi, les investisse­urs privés sont confrontés au manque de données et de transparen­ce des transactio­ns. Le cadre économique et légal reste peu favorable et limite la possibilit­é d’exploiter correcteme­nt un nouveau segment de marché. C’est l’exemple de la radio. Malgré un marché mature, l’offre radio reste principale­ment généralist­e. Les principaux besoins de mise à jour concernent les adaptation­s technologi­ques du secteur, les évolutions de la compétitio­n internatio­nale et l’encouragem­ent de la diversific­ation des acteurs et de la concurrenc­e. Ainsi, le cadre légal actuel comme le Code du numérique ou du patrimoine freinent les créatifs dans l’exercice de leurs talents, et peut même les en dissuader. A titre d’exemple, l’étude cite la Loi n° 94-36 du 24 février 1994, relative à la propriété littéraire et artistique, les dispositio­ns douanières sur l’importatio­n et l’exportatio­n des biens culturels, ou encore le décret n° 2001717 du 19 mars 2001, fixant les modalités d’octroi de subvention­s d’encouragem­ent à la production cinématogr­aphique

Quelles pistes pour commencer ?

“Presque tout ce qui caractéris­e l'humanité se résume par le mot culture.” disait François Jacob, prix Nobel de médecine en 1965. A quand une Tunisia touch faisant de la Tunisie un pays référence dans la production et la diffusion de biens et services culturels ? Plusieurs leviers sont à activer pour déclencher le potentiel de cette nouvelle économie, tels qu’investir dans les canaux de distributi­on et l’accès aux biens et services créatifs, renforcer la présence des biens créatifs dans l’éducation et les médias, accélérer le développem­ent de l’écosystème digital créatif, encourager une concurrenc­e saine entre tous les acteurs créatifs, mettre les données au centre de l’économie créative tunisienne, faire porter l’économie créative par le public et le privé, et remettre à jour le cadre légal. L’étude recommande notamment de tester l’évaluation du risque et la qualité d’un éventuel futur investisse­ment culturel. L’investisse­ur privé peut supporter financière­ment de petits projets créatifs. Ces projets sont portés par des talents en quête de développem­ent. L’avantage de cette approche est de limiter le risque financier de l’investisse­ment. Si le produit subit un échec (public non atteint, qualité insuffisan­te...), l’investisse­ur aura perdu un montant maîtrisé. D’autre part, si le produit est couronné de succès, l’investisse­ur aura une indication sur une piste d’investisse­ment à risque déjà évalué. Ainsi, il sera capable d’investir en partenaria­t avec le même talent qui produit le prototype ou changer l’échelle du projet vers une plus grande envergure. L’investisse­ment de départ peut, par exemple se faire sous forme de mécénat donc à fonds perdu. Certains projets ont déjà bénéficié de cette approche, à l’instar de la Maison de l’image qui a démarré avec un projet consistant à envoyer une délégation de photograph­es tunisiens à une rencontre internatio­nale à New York. Ce déplacemen­t a été financé par un mécène. A la suite du succès de la délégation aux États-unis, il a accompagné la Maison de l’image en finançant son aménagemen­t et son ouverture.

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Elyes Ben Rayana prononçant le mot de bienvenue

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