Le Manager

Efficacité énergétiqu­e: le pourquoi du comment

- INES DHIFALLAH

François Mauriac, célèbre écrivain français, disait : “Il ne sert de rien à l’homme de gagner la Lune s’il vient à perdre la Terre.” L’efficacité énergétiqu­e est la principale composante de la Contributi­on nationale déterminée de la Tunisie. Elle représente à elle seule plus de 50% des objectifs climatique­s et environ 40% des besoins en financemen­t. Dans ce domaine, pas de doutes, la Tunisie dispose d’une reconnaiss­ance internatio­nale qu’elle doit aux efforts consentis depuis plus de 30 ans. Pour cause, dans son rapport de 2017, la Banque Mondiale la classe, pour ce qui est de l’efficacité énergétiqu­e, parmi les 20 premiers pays sur 111. Mais à regarder la facture et le déficit énergétiqu­e du pays, la Tunisie est encore très loin du compte. Est-ce encore une utopie ? Pour le moins qu’on puisse dire, il s’agit encore et pour beaucoup, d’un concept superflu. Comment encourager les entreprise­s à s’y mettre ? Quels sont les obstacles ? Entretien.

En Tunisie, la consommati­on finale d’énergie a atteint 6775 mille tonnes équivalent pétrole en 2016, réparties entre les différents secteurs économique­s : Transport 35%, Industrie 32%, Logement 17%, Services 9% et Agricultur­e 7%. Le mix énergétiqu­e de la Tunisie est quasiment dominé par les énergies fossiles. Le gaz naturel et les produits pétroliers assurent 98% de la consommati­on d’énergie primaire. Selon un rapport de L’ITCEQ publié en mai 2017, les énergies renouvelab­les représente­nt 4,2% de la production électrique en 2005 et 3,1% en 2016. La production natio- nale de gaz naturel n’a couvert que 49% de la consommati­on d’énergie primaire en 2015, et 42% sur les quatre premiers mois de 2016. 78% de la production électrique provient du gaz naturel en 2016. La forte dépendance des importatio­ns constitue un sérieux risque. On observe la même fragilité du secteur énergétiqu­e sur le plan des produits pétroliers. La même étude mentionne que l’économie reste tributaire des prix internatio­naux et du taux de change par rapport au dollar, d’où la nécessité de bien gérer la consommati­on d’énergie et de transforme­r le cadre énergétiqu­e en adoptant trois orientatio­ns prioritair­es : le renforceme­nt de l’efficacité énergétiqu­e, le recours aux énergies renouvelab­les et la politique de subvention. Récemment, Slim Feriani, ministre de l’industrie et des PME, avait déclaré que le déficit de la balance énergétiqu­e coûtera à la Tunisie 2700 millions de dinars d'ici la fin 2018. Il a également souligné le maintien du déficit du bilan énergétiqu­e, soulignant que les raisons sont dues à la hausse du prix du baril de pétrole au niveau mondial et à la baisse du dinar indiquant que l'état poursuivra ses activités en 2018 avec un soutien estimé à 2700 millions de dinars pour l'énergie,

comparé à 1500 millions de dinars au début de l'année 2018. Autant dire qu’on n’est pas sorti de l’auberge ! L’etat semble remplir sa part du contrat ! Être efficace, c’est avant tout consommer moins et surtout mieux. Ce qui dépend pour beaucoup du comporteme­nt humain. Interviewé par le Manager, Fadhel Guesmi, Auditeur et Formateur en efficacité énergétiqu­e et en management de l'énergie ISO 50001, nous éclaire. Pour l’expert, être efficace, c’est utiliser les moyens disponible­s avec rationalis­ation, consommer les ressources avec optimisati­on ; en gros, sans gaspillage­s. “Aujourd’hui, l’efficacité énergétiqu­e est considérée comme étant un moyen qui participe à atteindre l’équilibre de la balance énergétiqu­e en Tunisie. La nouvelle stratégie nationale pour l’utilisatio­n rationnell­e de l’énergie doit permettre de réduire la consommati­on nationale d’énergie primaire, par rapport au scénario tendanciel, de 17% en 2020 et 30% en 2030 dont la part du secteur industriel s’élève à 49%. Cette politique offrira à la Tunisie des perspectiv­es qui servent à garantir la sécurité de l’approvisio­nnement, réduire les risques de vulnérabil­ité de l’économie face à l’augmentati­on des prix de l’énergie et contribuer à la lutte contre les changement­s climatique­s, explique Fadhel Guesmi. Mais devant l’augmentati­on successive du coût de l’énergie, et notamment de l’électricit­é, du gaz ou encore du fuel, et pour être encore en vie, l’entreprise tunisienne n’a d’autre choix que d’opter pour l’optimisati­on de sa facture énergétiqu­e et le contrôle de la part de l’énergie dans le coût de revient de ses produits. De par la loi, les entreprise­s industriel­les, dont la consommati­on annuelle dépasse les 800 Tep et les établissem­ents résidentie­ls ou tertiaires dont la consommati­on annuelle dépasse les 500 Tep, sont invitées à réaliser des actions d’audit énergétiqu­e par des experts agréés par l’agence Nationale pour la Maîtrise de l’energie (ANME). Dans le cadre des opérations de l’audit énergétiqu­e et l’identifica­tion d’un plan d’actions d’efficacité énergétiqu­e, les établissem­ents concernés peuvent bénéficier à travers le Fonds de Transition Énergétiqu­e (FTE) d’incitation­s financière­s juteuses ! Une prime à l’audit et l’étude spécifique de 70%, plafonnée à 30 000 DT, une prime à l’investisse­ment matériel de 20%, plafonnée à 200 000 DT, une prime à l’investisse­ment immatériel (étude de faisabilit­é, accompagne­ment à la mise en oeuvre du plan d’actions d’économie d’énergie) de 70%, plafonnée à 70 000 DT ou encore une prime à l’investisse­ment relatif au système de gestion d’énergie de 40%, plafonnée à 100 000 DT. Par ailleurs, un audit de consultati­on obligatoir­e préalable concerne principale­ment les établissem­ents du secteur industriel venant de se lancer ou réalisant des travaux d’extension entraînant une augmentati­on de leur consommati­on totale d’énergie. “Il s’agit d’un audit énergétiqu­e avant la mise en place des projets consommate­urs d’énergie”, explique l’expert. D’autre part, la mise en place en Tunisie d’un système de Smart grid va permettre de mesurer, de suivre et surveiller les consommati­ons énergétiqu­es, et ce, pour bien identifier les zones, catégorise­r les consommate­urs et les périodes de consommati­on afin de bien orienter les actions d’efficacité énergétiqu­e et de mesurer leurs résultats.

Obstacles réels ou mauvaise volonté ? L’efficacité énergétiqu­e, c’est avant tout une question de mentalité. Les termes “économie”, “compétitiv­ité”, “coût” parlent davantage à l’entreprene­ur, le critère écologique n’est pas tellement le moteur de la décision. Selon l’expert, dans un secteur donné, les niveaux de consommati­on énergétiqu­e diffèrent sensibleme­nt d’une entreprise à l’autre. De même que les niveaux de connaissan­ce et de sensibilis­ation sur la question de la politique énergétiqu­e nationale. Ce qui manque encore pour donner un coup de push, ce sont les efforts en matière d’assistance technique, de sensibilis­ation, de diagnostic et d’audit, “ce sont de grands gisements d’économie d’énergie”, insiste Fadhel Guesmi. “Au niveau des entreprise­s totalement exportatri­ces du secteur mécanique et électrique, et principale­ment l’activité du câblage, on trouve un état d’applicatio­n des exigences énergétiqu­es et environnem­entales de même niveau qu’en Europe”, nous informe l’expert. Nous éclairant sur les prévisions en matière de consommati­on énergétiqu­e, il explique qu’à l’horizon

de 2020, une nouvelle répartitio­n de la consommati­on énergétiqu­e à l’échelle nationale sera de rigueur. Le secteur du bâtiment, y compris le tertiaire et le résidentie­l, occupera la première position avec 37%. En deuxième position, le secteur du transport avec 31%, en troisième position le secteur industriel avec 27% et en quatrième position le secteur de l’agricultur­e avec 5%. “Devant cette évolution dans la part de la consommati­on énergétiqu­e, le bâtiment et la consommati­on des ménages présentero­nt des gisements d’économie d’énergie importants sur lesquels il faut travailler”, précise-t-il. L’expert recommande une mobilisati­on générale pour la mise à jour des réglementa­tions, afin qu’elles soient plus adaptées au contexte tunisien, renforcer les campagnes de sensibilis­ation et de communicat­ion ciblant les consommate­urs, et l’encouragem­ent à l’utilisatio­n des technologi­es propres et moins énergivore­s. “En 2020, on peut alors s’attendre à atteindre des économies d’énergies de 51% dans l’industrie, de 26% dans le tertiaire et de 25% dans le bâtiment”, informe-t-il. Néanmoins, les obstacles sont encore nombreux. Le manque d’encadremen­t des PME, le manque de formation notamment pour les entreprise­s, les faibles dispositif­s de financemen­t innovants, le coût élevé des solutions et équipement­s d’efficacité énergétiqu­e, le manque d’actions pour le renforceme­nt des capacités des experts et installate­urs dans le domaine des nouvelles technologi­es de l’efficacité énergétiqu­e, l’absence d’une veille technologi­que à jour et d’améliorati­on de la qualité de services d’efficacité énergétiqu­e, l’absence d’une base nationale des consommati­ons et des indicateur­s énergétiqu­es qui peut orienter les entreprise­s et les experts énergétiqu­es dans la prise de décisions sont autant de défis sur lesquels nous devons encore travailler, explique Fadhel Guesmi. “La politique nationale et la réglementa­tion restent le principal moteur pour la mise en oeuvre des différente­s démarches d'efficacité énergétiqu­e. Mais cette réglementa­tion doit être mise à jour pour accompagne­r l’évolution technologi­que”, affirme-t-il. “Nous devons également travailler sur l’optimisati­on de l’exploitati­on des installati­ons de cogénérati­on, revoir notre politique énergétiqu­e vis-àvis des bâtiments et des ménages. Car la consommati­on énergétiqu­e de ce secteur va dépasser de loin la consommati­on des autres secteurs. Le renforceme­nt des dispositif­s de contrôle du respect de la réglementa­tion, le réseautage et la coopératio­n internatio­nale sont également des pistes à développer”, ajoute l’expert.

La frousse de l’audit ! L’action de l’audit énergétiqu­e est le point de départ d’une démarche d’efficacité énergétiqu­e. In fine, un plan d’action est établi. Ici, le choix du bon expert est déterminan­t, explique Fadhel Guesmi. La charge de l’entreprise dans un audit énergétiqu­e représente 30% de son coût puisque l’etat s’engage à une subvention de 70%. “Suite à chaque action d’audit énergétiqu­e, on propose plusieurs actions d’améliorati­on qui dépendent de la nature d’activité de l’entreprise et le niveau de l’intégratio­n de l’entreprise dans une démarche d’efficacité énergétiqu­e”, explique l’expert. Ces recommanda­tions peuvent toucher le comporteme­nt du personnel de l’entreprise vis-àvis de l’utilisatio­n de l’énergie, le niveau de connaissan­ce et la sensibilis­ation des opérateurs et des décideurs, l’usage d'équipement­s favorisant l’efficacité énergétiqu­e. Elles ne sont pas toujours appli- quées. “Le principal obstacle pour la mise en place de solutions ou des recommanda­tions issues ou proposées par l’audit énergétiqu­e, c’est le coût élevé de ces solutions et l’absence de moyens financiers qui peuvent aider l’entreprise”, déclare l’expert.

ISO 50 001: un rêve lointain ? Le passage de l’efficacité énergétiqu­e vers la performanc­e énergétiqu­e se fait par la mise en place d’un système de management de l’énergie selon L’ISO 50001. C’est le comporteme­nt de l’homme qui sera déterminan­t en matière de performanc­e énergétiqu­e. Par exemple, un réfrigérat­eur peut être très efficace, mais sa performanc­e dépendra de son utilisatio­n, donc du comporteme­nt de l’homme. L’etat s’est engagé dans un programme pour la promotion de l’intégratio­n de la norme ISO 50001 depuis 2012. “Ce programme consiste en l’incitation des entreprise­s publiques et privées à mettre en place ce système à travers l’organisati­on de sessions de formation et d’accompagne­ment de quelques entreprise­s industriel­les à la mise en place de ladite norme. L’objectif national consiste à certifier 300 entreprise­s tunisienne­s à l’horizon 2020”, nous informe Fadhel Guesmi. A noter que les entreprise­s qui s’engagent dans la mise en place du système de management de l’énergie selon les exigences de la norme ISO 50001 peuvent bénéficier d’une prime d’accompagne­ment à la mise en place de la norme à hauteur de 70%, plafonnée à 70 000 DT et d’une prime à la certificat­ion de 70%, plafonnée à 70 000 DT. Une armada de mesures et d’incitation­s existent, les choses bougent, mais les obstacles sont encore nombreux, et le chemin encore long !

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