Moez Kaaniche, associé K&B Partners et membre du bureau de l'ordre des experts-comptables La levée du secret bancaire une arme à double tranchant
La levée du secret bancaire a occasionné un remue-ménage chez les professions libérales. Les voix se sont levées pour dénoncer les risques que cet article pourrait déclencher pour certaines professions. Pour un plus grand éclairage, nous avons rencontré M
L’article 36 de la LF 2019 dans sa version finale approuvée le 10 décembre 2018 par L’ARP, porte sur la levée du secret professionnel. Pouvez- vous nous en dire plus sur cette loi ?
Tout à fait, l’article 36 annule et remplace le dernier paragraphe de l’article 16 du Code des droits et procédures fiscaux qui porte sur le droit de communication vis-àvis de l’administration fiscale. A vrai dire, l’article 16 précise dans quels cas le contribuable se trouve dans l’obligation de communiquer l'information à l'administration fiscale. Le dernier paragraphe de cet article confirme textuellement que les services ou les personnes physiques ou morales visés au présent article ne peuvent, en l’absence de dispositions légales contraires, opposer l’obligation du respect du secret professionnel aux agents de l’administration fiscale habilités à exercer le droit de communication. Certaines professions à l’instar des avocats ou des experts-comptables sont tenues au respect du secret professionnel et le dernier paragraphe de l’article 16 va dans ce sens. Or l’article 36 de la LF 2019 vient annuler les dispositions de ce dernier paragraphe, en indiquant que certaines professions libérales n’ont plus la possibilité de s’opposer au droit de communication à l’administration fiscale.
L’union tunisienne des professions libérales (UTPL) s’est insurgée contre l’article 36. Quelles en sont les principales causes ?
L’UTPL est une association créée en 2013, et qui défend les droits de six professions libérales à savoir : avocats, médecins, dentistes, ingénieurs, architectes, experts-comptables. L’article 36 de la LF 2019 relatif à la levée du secret professionnel, touche directement ces professions, en particulier, les experts- comptables, les avocats mais aussi les architectes. En effet, le secret professionnel, apparenté à la confidentialité, est la base d'une profession libérale organisée permettant d'instaurer et de maintenir la relation de confiance indispensable entre le professionnel et son client. Le rejet de cet article par les professionnels du secteur, notamment les experts-comptables, est intimement lié au respect de l'ensemble des principes de la déontologie professionnelle. En effet, sans le respect du secret professionnel, il ne peut y avoir de relation de confiance. Il n’en reste pas moins qu’en tant que membres du conseil de l'ordre des expertscomptables de Tunisie, nous sommes conscients des risques liés à la fraude et à l'évasion fiscale. Toutefois, il faut reconnaître que même si l’expert- comptable est astreint au secret professionnel, il contribue efficacement au renforcement de la transparence fiscale et à l’application de la réglementation en la matière, entre autres à travers ses efforts de sensibilisation et d’encadrement.
Selon vous, quels seront les principaux impacts de la divulgation du secret professionnel sur l’activité de l’expertise- comptable?
La levée du secret professionnel rompra la relation de confiance qui existe entre les contribuables et les professionnels. Cela incitera par conséquent à recourir à des prestataires exerçant dans le sec- teur informel, ce qui contribuera au renforcement de l’évasion et la fraude fiscale. De plus, l’article 36 de la LF 2019, jugé non conforme aux lois qui régissent les professions libérales à l’échelle nationale et internationale, favorise le recours à des prestataires de services étrangers, qui ne sont pas concernés par le droit de communication de l’administration fiscale. Pour résumer, cet article est en contradiction avec les fondements et les principes des professions libérales. La levée du secret professionnel aura des retombées négatives sur l'exercice ultérieur de notre activité en tant qu’expert-comptable.
Dans quelle mesure la levée du secret bancaire de 2013 a-t- elle permis la mise en place d’un processus plus transparent en terme de recouvrement des impôts ?
Instaurée par la LF 2015, la levée du secret bancaire a été adoptée progressivement en Tunisie. La mise en application de cette mesure était conditionnée par deux éléments essentiels, notamment, un cadre de vérification fiscale approfondie et une soumission à une autorisation judiciaire préalable. Néanmoins, la deuxième condition s’est heurtée à une lourdeur sur le plan pratique car elle représentait une sorte de goulot d'étranglement. L’application de la procédure de la levée de secret bancaire s’est ainsi avérée inefficace. En 2017, la LF a écarté la condition d’autorisation, afin de fluidifier le processus. Depuis, l’administration fiscale a la possibilité d’accéder à l’information bancaire sans l’autorisation judiciaire. La Tunisie est, aujourd’hui, en pleine transition démocratique, mais qui est accompagnée par une certaine réticence au changement. A présent, les réflexes autour de la notion de transparence fiscale et des obligations vis-à-vis de l’administration ne sont pas encore totalement installés Je suis conscient que l’accès aux informations d’ordre bancaire est le fruit d’une certaine maturité sur le plan fiscal, mais surtout ceci a été imposé par les instances internationales telles que L’OCDE et le Forum mondial de la transparence fiscale. En effet, la Tunisie a par exemple établi des conventions inscrites dans le cadre d’échange d’informations sur le plan international pour la lutte contre l’évasion fiscale..
Peut- on considérer alors que la levée du secret professionnel s’inscrit dans le cadre des efforts déployés pour retirer la Tunisie de la liste noire des paradis fiscaux ?
Oui, c’est ce qui a été avancé par l’administration ! La justification était que la levée du secret professionnel était une exigence explicite du Forum mondial de la transparence fiscale, sous l'égide de L’OCDE. Mais cette exigence s’inscrit dans un cadre assez spécifique puisqu’elle concerne une certaine catégorie d’opérations. Cet article a été adopté par L’ARP sans aucune étude approfondie autour de son cadre légal et des conditions qui lui seront associées. Par conséquent, il ne garantit aucune protection ni pour les professionnels, ni d’ailleurs pour les contribuables.
En tant qu’expert- comptable, que proposez-vous afin de lutter contre le blanchiment d’argent et l’évasion fiscale ?
En Tunisie, nous avons parcouru beaucoup de chemin en la matière, ce qui a permis d’améliorer notre classement et notre positionnement par rapport aux instances internationales. Mais le défi majeur pour la Tunisie afin de franchir un cap en matière de transparence et d’efficacité fiscale consiste en la digitalisation de l’administration et au decaching de l’économie tout entière et certainement pas en s’attaquant aux professions libérales.