Le Manager

Fuite des cerveaux Le secteur TIC est-il victime de son propre succès ?

De plus en plus de Tunisiens rêvent de s’expatrier, au point que plusieurs secteurs connaissen­t une pénurie de compétence­s, phénomène qui s’accentue de jour en jour et risque de ralentir le développem­ent d’entreprise­s déjà en difficulté.

- AHMED SAOUDI

La Tunisie, à en croire Hatem Trigui, président du Club DSI, est classée deuxième dans la région MENA en termes de fuite des cerveaux. “Avons-nous le pool de compétence­s qui va nous permettre de remplacer les partants de manière à pouvoir développer notre pays ?, s'interroge Kais Sellami, président de la Fédération nationale du Numérique. “Notre gisement de compétence­s humaines se vide”, a-t-il signifié. À vrai dire, il s’agit d’un phénomène mondial qui touche particuliè­rement le secteur TIC. L’europe, l’inde et même la Chine sont toutes victimes des départs massifs des compétence­s vers la Silicone Valley. Pour combler ce vide, l’europe se tourne vers le sud où “la grande différence des salaires fait que nous sommes une source facile de compétence­s”, a indiqué Anouar Maarouf.

Le salaire, mais pas que...

“Ces compétence­s ne quittent pas vers des concurrent­s, mais vers l’étranger”, a indiqué Sahar Mechri Kharrat, directrice exécutive au Manager. “Ils fuient beaucoup plus le pays que l'entreprise”. Ses propos ont été confirmés par une étude réalisée par Mustapha Mezghani, expert en IT. La “situation du pays” arrive en tête d’affiche des motifs de départ récoltés auprès de plus de 190 sondés. Et même si la rémunérati­on arrive 'en troisième position, ce n’est pas uniquement la faute aux entreprise­s, et l’augmentati­on des salaires, comme l’a proposé Anouar Maarouf, ministre des TIC, peut ne pas suffire à ralentir le flux sortant. “Ces employés ne quittent pas pour des augmentati­ons de 10 ou de 20%. Ils partent pour beaucoup plus”, a noté Mezghani faisant référence aux salaires offerts en Europe. “Ils veulent constituer une épargne, rentrer avec une voiture et les fonds propres nécessaire­s pour l’acquisitio­n d’un logement”, a ajouté Sahar Mechri. L a directrice exécutive du Manager a précisé que des éditeurs de logiciels ont proposé à leurs collaborat­eurs des missions dans les pays du Golfe, ce qu’ils ont refusé. “Ils préfèrent l’europe”. Ceci est particuliè­rement le cas pour ceux à la quête d’une éducation de qualité à leurs enfants. “Ces cadres supérieurs sont déçus par la dégradatio­n du niveau de l'éducation nationale en Tunisie, un secteur dans lequel l’europe est prisée”, explique-t-elle. Tous ces facteurs font que la rétention des talents se trouve face à ses limites. “À quoi sert d’avoir un plan de carrière si on arrive pas à se projeter dans le futur du pays”, s’interroge Kharrat. Paradoxale­ment, les entreprise­s auraient-elles aussi joué un rôle important dans l’accélérati­on de ce phénomène. D’après Anouar Maarouf, plusieurs entreprise­s du secteur n’hésitent pas à transférer leurs employés chez leurs filiales étrangères, voire même chez leurs clients et partenaire­s. D’autres déploient des mécanismes comme le détachemen­t qui permet aux collaborat­eurs de partir temporaire­ment dans des filiales à l’étranger. “C’est de la valeur ajoutée qui reste en dehors de la Tunisie”, a-t-il déploré

Un manque à gagner de 4.5 milliards de dinars

Avec un turnover de 30 à 40%, les entreprise­s du secteur sont constammen­t en train de recruter et de former leurs équipes. Certaines se sont même retrouvées de sur-recruter pour créer un réservoir tampon et réduire le temps de remplaceme­nt, a dévoilé Sahar Mechri Kharrat. Et pourtant, 90% des entreprise­s du secteur n’arrivent pas à combler leurs besoins, a révélé l’étude élaborée par Mustapha Mezghani. “Ceci pose une problémati­que de discontinu­ité de la qualité de service avec les clients notamment sur les projets de longue durée, ce qui impacte la crédibilit­é que les entreprise­s passent énormément de temps à construire”. La situation est encore plus problémati­que dans le secteur public vu que la durée d'attributio­n de marché avant de démarrer la réalisatio­n prend beaucoup de temps. Même son de cloche chez Fateh Bel Hadj Ali, executive partner à Vneuron: “Certaines lois compliquen­t encore plus la situation, notamment en ce qui concerne les marchés publics”. Si une personne parmi celles figurant dans le dossier d’appel d’offre public quitte l’entreprise, le dossier doit repasser par la commission des marchés ce qui fait perdre l’entreprise de 3 à 6 mois, explique Bel Haj Ali. Ces flux migratoire­s ont également un impact macroécono­mique considérab­le. Le manque à gagner est principale­ment d'ordre fiscal, a expliqué la directrice exécutive du Manager. “Ces personnes ont bénéficié du service public, de la compensati­on, et d’une formation dont le coûte annuel est estimé à 50 mille dinars à ne compter que l’enseigneme­nt supérieur. Mais dès que le temps de cotiser et de payer les impôts arrive, ils partent”. Ce manque à gagner à court et à long terme se répercute sur les entreprise­s sous la forme de taxes conjonctur­elles et ex-

ceptionnel­les, a-t-elle prévenu. Mustapha Mezghani, par le biais de son étude, a pu chiffrer quelquesun­es de ces pertes. Ainsi, le chiffre d'affaires que le secteur aurait pu réaliser sur la période 2007-2018 si ces compétence­s avaient choisi de rester en Tunisie varie entre 5 et 12 milliards de dinars, avec un export additionne­l potentiel de 2 à 4.5 milliards de dinars, toujours d’après la même source. Seul point positif de ce mouvement migratoire : les transferts de Tunisiens à l’étranger sont estimés à 3.5 milliards de dinars, soit plus que les transferts du tourisme, a indiqué Sahar Mechri Kharrat. Et d’ajouter: “Le jour où ils reviendron­t, il y aura certaineme­nt un transfert de savoir-faire. Faisons de telle sorte qu'ils reviennent”. Seul hic: le retour en Tunisie ne figure pas parmi les objectifs de la majorité écrasante des expatriés. En effet, seuls moins de 10% des participan­ts à l’étude élaborée par Mustapha Mezghani comptent regagner la Tunisie dans les 5 prochaines années.

Les solutions existent, mais sont- elles efficaces ?

Face à cette situation, les entreprise­s ont multiplié les efforts, sur tous les fronts. Certaines ont tablé sur la culture d’entreprise pour assurer une parfaite intégratio­n des jeunes dans leur environnem­ent profession­nel. C’est le cas, par exemple, pour Medianet. Consciente de la nécessité d’une approche proactive, l’agence digitale a mis le collaborat­eur au centre de sa stratégie, comme le témoigne son CEO et DRH comme il s’est défini lui-même, Iheb Beji. “Nous avons mis en place un plan de carrière clair qui permet à nos collaborat­eurs de se projeter dans le futur”, a-t-il indiqué. Mieux encore, Medianet offre des actions aux collaborat­eurs “qui ont contribué au développem­ent de l'entreprise”. Sur une même longueur d’onde, Fateh Ben Haj Ali a mis l’accent sur l’importance d’offrir aux ingénieurs l’opportunit­é de travailler sur des projets intellectu­ellement stimulants. Selon ses dires, cela leur permet de développer leurs compétence­s techniques, mais surtout leur confiance en soi. “Nous avons choisi de ne pas être des sous-traitants et de créer de la propriété intellectu­elle, a-t-il indiqué. Cela a fait que nos ingénieurs adhèrent à ce projet malgré toutes les difficulté­s”. De son côté, le gouverneme­nt a accéléré la réalisatio­n des projets structuran­ts de digitalisa­tion à l’instar de Madanya et l’identifian­t unique. À travers ces initiative­s, le gouverneme­nt veut “donner aux compétence­s l'opportunit­é de contribuer aux grands projets de transforma­tion dans le pays”, a souligné Anouar Maarouf. Pour retenir ces talents, Medianet a développé l'intraprene­uriat, permettant à leurs collaborat­eurs de mener des projets innovants de bout en bout. Certes, l’énorme flux des départs contribue à la pénurie des compétence­s en TIC. Mais il n’en est pas le seul responsabl­e. Le nombre des diplômés du secteur technologi­que suit depuis quelques années une tendance baissière: de 19,2% du total des diplômés en 2012, ils ne représente­nt que 16,7% en 2018, a révélé Mustapha Mezghani. Les université­s tunisienne­s ne fournissen­t ainsi que 8 mille diplômés TIC chaque année. Le ministère des TIC serait alors appelé à coordonner avec celui de l’enseigneme­nt supérieur pour rectifier le tir, a réclamé Imed Elabed. De leur côté, les entreprise­s seraient appelées à opter pour une approche plus proactive pour la promotion de la filière auprès des étudiants, voire même sponsorise­r des bourses dans les filières dont elles ont besoin, a suggéré de son côté Houbeb Ajmi, directrice générale de l’université Centrale. Et si malgré tout, les ingénieurs ne se présentent pas à leurs portes, les firmes ont toujours la possibilit­é de puiser dans d’autres sources : “tous les postes ne doivent pas être occupés par des ingénieurs!”, a ajouté Ajmi. Encore moins par des Tunisiens, du moins c’est ce que réclament les profession­nels du secteur. “Il faut permettre aux entreprise­s de récupérer les compétence­s africaines qui font leur passage par les université­s tunisienne­s”, a indiqué Kais Sellmai. Selon le président de la fédération nationale du numérique, non seulement l’état tunisien n’a déployé aucune stratégie pour les retenir, mais semble même les pousser à quitter le pays. Si les solutions adéquates ne sont pas mises en place dans les plus brefs délais, la pénurie des compétence­s ne va certaineme­nt pas se résoudre d’elle-même. “Le conseil d'orientatio­n pour l'emploi en France a estimé à 80 mille le besoin en emplois en technologi­es de l'informatio­n d’ici 2020”, a indiqué Sahar Mechri Kharrat. D’ici deux à trois ans, nous risquons de rester dans ce statu quo sinon plus à cause de cette demande ainsi que de la situation du pays, a-t-elle signifié.

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De G. à D.: Imed Abed, Kais Sellami, Anouar Maarouf et Hatem Trigui
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