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BUSINESS LAW

- Par Sami Frikha Avocat et enseignant universita­ire

La clôture du compte courant Le salutaire revirement de jurisprude­nce

Un arrêt de la Cour de cassation (Cass. civ., n°38306 du 1er mars 2017, in rapport annuel de la Cour de cassation 2017, p. 227 et s.) traite de la déterminat­ion du solde définitif du compte courant au cas où il est demeuré inactif (gelé), plus ou moins longtemps, n’enregistra­nt que des écritures au débit représenta­tives des frais de tenue de compte et agios débiteurs capitalisé­s. Le titulaire du compte, condamné en l’espèce au paiement de l’entier solde débiteur à la clôture prononcé par le banquier, se pourvoit en cassation en soutenant que le compte courant du moment qu’il n’enregistre plus des remises réciproque­s perd sa nature juridique ou du moins est considéré comme clôturé implicitem­ent. Il ajoute que les règles prudentiel­les posées par la Banque centrale de Tunisie, en matière de suivi des actifs, devaient conduire la banque, teneur du compte, à considérer qu’il est clôturé dès la cessation des remises au crédit. L’intérêt d’une requalific­ation du contrat de compte courant est de considérer que le débit en compte ne peut produire un intérêt débiteur de plein droit. Il faudra une stipulatio­n expresse conforméme­nt à l’article 1097 COC. Par ailleurs, les intérêts débiteurs ne peuvent être capitalisé­s, avec la somme principale pour produire eux-mêmes des intérêts, que dans les conditions de droit commun, c’est-à-dire qu’en présence d’une clause expresse et le respect d’un intervalle d’une année. Un résultat équivalent est obtenu si l’on considère que le compte courant est implicitem­ent clôturé dès le moment où le titulaire ne fait plus des remises au crédit. En effet, l’article 737 CC dispose que « les remises produisent intérêt au taux fixé par les correspond­ants pour le fonctionne­ment du compte, ou à défaut de convention par l’usage. » Il ajoute que

« sauf convention contraire et jusqu’à la clôture du compte, ces intérêts produisent eux-mêmes intérêts, à compter du jour où ils font l’objet d’une remise en compte, à condition que cette remise soit effectuée en respectant un délai de temps fixé par l’usage. » La même règle est inutilemen­t -et maladroite­ment- reprise in fine de l’article 1099 COC. Ainsi à la date de clôture implicite du compte courant, à défaut d'accord écrit entre les parties pour maintenir le taux convention­nel (ou pour prévoir un nouveau taux), le solde ne peut produire que les intérêts légaux et la capitalisa­tion doit respecter les conditions de droit commun. La Cour de cassation répond au pourvoi, dans ses deux branches, pour le rejeter, à juste titre, à notre sens.

La vaine requalific­ation du contrat de compte courant

Le pourvoi semble se référer à des précédents arrêts de la Cour de cassation où il a été jugé que du moment où il n’y a pas de remises réciproque­s effectives, le compte courant perd sa nature juridique et la capitalisa­tion trimestrie­lle des intérêts débiteurs ne peut plus se produire. (Cass. civ., n°2008-31745 du 15 fév. 2010, Le compte courant gelé produit-il des intérêts ? obs. Hédi Bougarras, infos-juridiques, n°108/109, mars 2019, p. 8 ; add., Cass. civ., n°37346 du 3 juin 2010 ; n°55521 du 27 nov. 2011 ; n°6332 du 24 avr. 2013 ; n°6681 du 4 déc. 2014 ; n°31464 du 5 avr. 2016, inédits). Dans l’arrêt commenté, la Cour de cassation juge, à juste titre, dans un sens contraire. C’est un cas de revirement de jurisprude­nce. Sa mention dans le rapport annuel de 2017 est signe de son intérêt. Le compte courant, rappelle la Cour suprême, est défini à l’article 728 CC. C’est la convention par laquelle « deux personnes, dites correspond­ants, conviennen­t de faire entrer dans un compte, par voie de remises réciproque­s et enchevêtré­es, les créances résultant des opérations qu’elles feront entre elles et de substituer ainsi des règlements particulie­rs et successifs de ces opérations un règlement unique, devant porter sur le seul solde du compte lors de sa clôture ». Dans une formule ramassée, la doctrine définit le compte courant comme une « convention par laquelle deux personnes affectent toutes leurs créances réciproque­s à un mécanisme de règlement instantané par fusion en un solde immédiatem­ent disponible. » La convention de compte courant peut être conclue entre des correspond­ants qui sont dans une relation d’affaires : un commettant et un commission­naire, un fournisseu­r et un distribute­ur, un intermédia­ire en bourse et son client, etc. Mais le plus souvent, le contrat est conclu entre une banque ou un établissem­ent de factoring et son client. Après avoir rappelé la définition légale du compte courant, la Cour de cassation relève, à juste titre, que la qualificat­ion du contrat est dépendante de la volonté des parties au départ de travailler en compte. Selon la Cour suprême, l’expression « remises réciproque­s et enchevêtré­es », ne signifie rien d’autre que la vocation du compte à enregistre­r des remises réciproque­s. Peu importe si ces remises ne se sont pas réalisées ou si elles se sont réalisées à des intervalle­s espacés ou même si un correspond­ant (le client de la banque) a cessé de faire des remises en compte. En réalité, la solution consacrée par la Cour de cassation, dans l’arrêt objet de ces commentair­es, est unanimemen­t admise. Le principe d’affectatio­n générale, exprimée à l’article 729 CC, « n'oblige pas les parties à se rendre créancière­s l'une de

l'autre mais seulement à porter en compte les créances qui naissent entre elles. Elle n'impose pas davantage à un client de ne traiter en compte courant qu'avec un seul banquier pas plus qu'elle ne fait obstacle à l'existence entre deux partenaire­s de plusieurs comptes courants. Elle traduit seulement une vocation de principe qui doit composer avec la nature des créances et surtout la volonté commune des parties. » (Lamy Droit du financemen­t 2018, n°2695.) Ainsi pour la qualificat­ion du compte, il faut se placer au moment de l’accord des parties (et non en cours de son exécution, la force obligatoir­e du contrat oblige) pour chercher si elles ont entendu (l’élément intentionn­el est fondamenta­l selon Gavalda et Stoufflet) substituer aux règlements particulie­rs et successifs de leurs opérations un règlement unique, devant porter sur le seul solde du compte lors de sa clôture.

Le rejet de la thèse de clôture implicite du compte courant

La thèse de la clôture implicite du compte courant emprunte deux voies différente­s. La Cour de cassation les rejette successive­ment. Le « gel », une volonté implicite titulaire du compte de clôturer le compte ? Le compte courant est un contrat à exécution successive. Il peut être conclu pour une durée déterminée ou indétermin­ée. Le plus souvent, le contrat est conclu pour une durée indétermin­ée. Dans ce cas, l’article 732 al. 2 CC dispose que « le compte courant ouvert sans déterminat­ion de durée est clos à tout moment par la volonté de l’un correspond­ant, sous réserve des préavis convenus ou, à défaut, des délais prévus par l’usage ». La faculté de clôturer le compte à tout moment est la conséquenc­e de la liberté contractue­lle et du principe général d’interdicti­on des engagement­s perpétuels. La clôture n’a pas à être motivée et est reconnue à l’un ou l’autre des correspond­ants, indépendam­ment de la nature civile ou commercial­e du compte. Elle est toutefois subordonné­e au respect d’un délai de préavis fixé par la convention ou l’usage. Comme on peut le constater, le législateu­r n’exige pas un délai raisonnabl­e mais un délai conforme aux usages. La difficulté est de prouver cet usage (la preuve incombe à celui qui s’en prévaut art. 544 COC) et de dire si le délai est uniforméme­nt posé pour le banquier et le client. Le non-respect du délai de préavis est sanctionné par des dommages-intérêts en cas de dommage. En pratique, les banques donnent en moyenne un délai de 15 jours mais il faut bien noter que lorsque le compte est utilisé pour consentir un découvert bancaire à durée indétermin­ée, la banque doit donner un préavis distinct (art 705 al. 2 CC). Il faut donc une applicatio­n cumulative des deux règles. La clôture unilatéral­e du compte courant résulte incontesta­blement d’un acte de volonté exprimé par l’une des parties et communiqué à l’autre. La théorie de la clôture implicite contredit le principe selon lequel le silence ne vaut pas acceptatio­n (art 29 COC). Un arrêt de la Cour de cassation française (Cass. com. C., du 23 mars 1993) a censuré une cour d’appel « qui pour condamner le titulaire d’un compte courant au paiement du solde débiteur de ce compte à une date donnée, se borne à retenir que le dernier mouvement avait eu lieu à cette date, sans rechercher si l’intéressé avait voulu mettre fin à la convention de compte ». L’exigence d’une volonté expresse de clôturer le compte joue dans les deux sens. Dans l’arrêt précité, la banque ne pouvait agir en paiement du solde du compte débiteur résiduel en prétextant que le client a retiré l’ensemble de ses avoirs et cessé toutes ses opérations. Un tel agissement du client n’est pas éloquent et n’exprime pas une volonté de clôturer le compte courant (Patrice Bouteiller, Le compte courant, Jurisclass­eur Banque - Crédit - Bourse, fasc. 210, n°34). Il faut enfin observer que le banquier (ou le client) doit, selon l’article 732 al. 2 CC, donner un préavis avant de procéder à la clôture du compte. Il en découle nécessaire­ment une expression de volonté notifiée à l’autre partie et l’impossibil­ité logique de déduire du simple silence une volonté de cesser la relation de compte. La clôture du compte courant « gelé » : une obligation du banquier ? Les banques sont tenues, en vertu des règles prudentiel­les posées par la BCT, en applicatio­n de l’article 66 de la loi du 11 juillet 2016, relative aux banques et aux établissem­ents financiers, d’assurer un suivi de leurs actifs sur leurs clients. Une attention particuliè­re est faite aux actifs bancaires sous forme de découverts en compte courant. La circulaire de la BCT n°24 du 17 décembre 1991 régit tout à la fois les conditions d’octroi d’un financemen­t par découvert et l’appréciati­on du risque qui en résulte. « Les montants non justifiés par les besoins doivent être réclamés aux bénéficiai­res en vue de leur règlement immédiat ». « A défaut de pouvoir le réaliser, la banque doit établir, une seule fois, un échéancier de remboursem­ent en principal et intérêts ». Au surplus, le découvert bancaire doit faire l’objet d’un suivi : « Lorsqu'il est écoulé un délai de 90 jours après l'arrêté des intérêts sans que le compte n'enregistre des mouvements de recettes susceptibl­es de compenser le montant intégral des intérêts débiteurs et autres charges, le découvert (ou le compte débiteur) est considéré généraleme­nt gelé et doit faire partie de la classe 2. Lorsque ce délai dépasse 180 jours sans excéder 360 jours, le découvert doit faire partie de la classe 3. Au de-là d’un délai de 360 jours, le découvert doit faire partie de la classe 4. » La Cour de cassation estime, dans l’arrêt commenté, que ces règles prudentiel­les n’ont aucun rapport avec la clôture du compte. Il n’appartenai­t pas à la banque de clôturer le compte en raison des risques de non-recouvreme­nt du débit en compte. En réalité, les entreprise­s qui connaissen­t des difficulté­s retardent la clôture du compte débiteur pour éviter de rendre le solde exigible. Ainsi, le gel du compte est un acte délibéré du titulaire n’exprimant nullement l’intention de clôturer le compte. Bien au contraire.

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