Ulrich H. Brunnhuber, représentant résident de la BEI “La question de l’endettement de la Tunisie a pris le dessus sur l’exécution des projets”
Sa venue en Tunisie a coïncidé avec des ruptures d’ordre politique majeures et ce n’était pas pour lui déplaire. Il y voit même un signe, un privilège et une chance de partager des moments inédits de l’histoire du pays. Représentant résident de la Banque européenne d’investissement en Tunisie, Ulrich H.brunnhuber arrive au terme de son mandat, après 6 années d’engagement et de dévouement pour la cause nationale : démocratie et développement. Mission, dira-t-on, accomplie. Il a fait plus que le job sans jamais baisser les bras, un travail de fourmi sur la durée qui a imprégné le partenariat Tunisie-bei. Sa passion et son enthousiasme pour la Tunisie l’ont poussé à s’engager davantage à travers une profonde immersion dans le champ social et culturel. Musicien dans l’âme, Ulrich H.brunnhuber s’investit dans un projet musical impliquant de jeunes Tunisiens à travers tout le territoire, le Tunisia 88. Un engagement qui a fait naître en lui cette intime conviction que la jeunesse tunisienne en qui il faut profondément croire est exceptionnelle et authentique. Son bilan riche en réalisations et projets prometteurs dessine en traits pleins des perspectives de bon augure. Parole d’un banquier diplomate musicien. Une partition de lumières, de sons et de couleurs d’une parfaite harmonie. Pour commencer, parlez-nous de votre sentiment et appréciation des 6 années d’activité en Tunisie?
Il s’agit en fait de six belles années parmi les plus riches et gratifiantes, mais aussi les plus intenses, de mon parcours professionnel et personnel. J’en suis très reconnaissant. Maintenant mon mandat prend fin. Je suis arrivé fin juillet 2013, soit la semaine où Mohamed Brahmi a été assassiné. Je considère que c’est un véritable privilège et une chance unique d’avoir vécu et partagé à vos côtés cette période marquante de l’histoire de la Tunisie, le Dialogue national, la nouvelle Constitution, l’année horrible de 2015 avec les attentats, et le renouveau après. Vous savez, en 1989, je faisais mes études en France à Lyon et je regardais de loin ce qui se passait chez moi à Berlin. J’aurais réellement aimé vivre ces moments de l’histoire de mon pays. Pour moi, ces six ans (2013-2019) de l’histoire tunisienne étaient aussi riches de par leur dimension humaine avec tout ce qu’elle comporte d'accueil au niveau personnel et institutionnel. « Six belles années …. entre l’économie, l’investissement et la musique ». La relation entre la Tunisie et la BEI, en tant que banque de l’union européenne, est profonde. Nous sommes présents en Tunisie depuis plus de 40 ans avec un portefeuille qui s’élève à ce jour à 4,2 milliards d’euros d’encours actifs. Et lorsque j’observe la structure des investissements nouveaux sur les 6 dernières années, je constate que nous avons davantage inclus la dimension sociale, même si nous continuons à faire de l’infrastructure classique. Cette nouvelle approche a débouché sur de très beaux projets dans les hôpitaux, le secteur de l’éducation, l’aménagement des quartiers populaires, etc.
Justement, d’où vous- est venu l’intérêt pour la dimension sociale?
C’est d’abord de l’écoute. Car, voyez-vous, notre rôle est d’écouter, de comprendre les préoccupations de nos partenaires tunisiens, et par la suite de trouver les moyens nécessaires et appropriés afin de pouvoir accompagner nos actions. Cet accompagnement peut se faire soit à travers un conseil technique, soit à travers un investissement. Ainsi, et sur les 6 dernières années d’activité, je constate que la BEI a pris de nouveaux engagements à hauteur d’environ 1,9 milliard d’euros. Fait tout aussi significatif, sur la même période des 6 ans, nous sommes à 1,5 milliard d’euros de décaissement. Toute l’équipe et moi-même sommes d’ailleurs très fiers de ce dernier chiffre. Cela signifie qu’il y a une demande de financement auprès de la BEI mais également une capacité d'absorption qui est de l’ordre de 80%.
Dans toute cette série de projets et d’engagements, qu’est- ce qui vous a paru le plus urgent ou prioritaire?
Lorsque je suis arrivé en Tunisie, j’ai vu qu’il existait une tradition de plans d’investissement. Nous avons donc beaucoup discuté avec les autorités ainsi qu’avec le ministère de l’investissement afin de comprendre ce qui s’inscrit au juste dans ce plan d’investissement. De ce fait, notre rôle pouvait être élargi en incluant une dimension des projets qui impactent de façon encore plus directe le citoyen. Et là, j’évoque par exemple le travail que nous menons avec nos partenaires de L’AFD et de la Commission européenne dans la réhabilitation et le réaménagement des quartiers populaires sur toute la République. J’ai également signé moi-même l’accord de prêt pour l’autoroute du Centre, Tunis-jelma. J’étais à Jelma et j’ai parlé là-bas avec les citoyens dans les cafés et ailleurs, et c’est très motivant de voir comment un projet concret de désenclavement donne de l’espoir. Les Tunisiens doivent être informés de ces projets structurants qui peuvent faire la différence en signifiant un avant et un après. Par ailleurs, et en plus de notre engagement dans le secteur public, nous avons accru celui auprès du secteur privé, et ce, à travers toute la gamme de produits dont nous disposons. Qu’il s’agisse de la microfinance, de l’accompagnement et financement des PME, des capitaux à risque, etc. A titre d’illustration, en 6 ans, nous sommes intervenus auprès de 804 PMI à travers tout le pays.
Y a-t-il une orientation particulière de la BEI pour des secteurs prioritaires ?
Comme précédemment mentionné, l’orientation de la Banque reflète les préoccupations de la Tunisie. Donc, nous avons continué à travailler sur des projets d’infrastructure (électricité, route, eau, assainissement, etc.), à l’instar du projet Nawara Gaz du Sud qui est un grand projet entre un promoteur autrichien (OMV) et l’etap. De fait, nous sommes très impliqués dans des projets dont l’impact sera important à l’échelle macroéconomique.
La BEI assure-t-elle un accompagnement technique?
Oui bien sûr ! Tous les projets que je viens de citer sont le résultat d’un accompagnement technique outre celui financier, et ce, principalement pour le secteur public. Je dirais que ce qui distingue la BEI, c’est le fait qu’elle est avant tout une banque de projets qui opère dans le domaine de l’ingénierie en disposant de grandes compétences. D’ailleurs, mon équipe ici est constituée de compétences tunisiennes, dans le transport, l’énergie, l’environnement, l’urbain et la structuration financière. Notre axe technique et d’ingénierie fait partie de notre ADN de manière incontestable et se manifeste à travers un conseil technique à l’adresse d’un ministère de tutelle. Par ailleurs, nous pouvons également financer des unités d'implémentation.
Vous avez collaboré à la fois avec le secteur public et privé, que pouvez-vous dire à propos de l’efficacité, du taux d'exécution, etc. ?
Il y a les bons et les mauvais élèves aussi bien dans le public que dans le privé. Et je peux vous dire que, par exemple, en
semble nous avons réussi à débloquer les fonds dans un délai de 9 jours ouvrables avec une entreprise publique, à savoir Tunisie Telecom, et ceci pour financer la 4G dans des régions défavorisées. En revanche, si l’on doit parler de freins, et ce, quel que soit le secteur, je peux affirmer que c’est le problème foncier qui ralentit les projets.
Abordons à présent le sujet des promesses tenues lors de l’événement de Tunisia 2020, qu’en est-il aujourd’hui?
Alors faisons un brin de chronologie des faits. Sur les années de 2014 à 2017, le cheminement des projets allait plutôt bon train dans les deux secteurs, public et privé. Puis, il y a eu davantage la question de l’endettement de la Tunisie qui a fait surface avec insistance. Cette question a justement pris le dessus sur l’exécution des projets et la tenue des promesses. C’est bien entendu très compréhensible car il s’agit d’une question importante au niveau budgétaire. Néanmoins, ce que je dis toujours c’est qu’il faudra voir s’il est question d’un endettement pour la création de richesse et l’investissement, ou non. Chez nous à la BEI, lorsque nous nous engageons dans le financement d’un projet, nous veillons de très près à vérifier sa rentabilité aussi bien financière qu’économique. Dans le sens où, si nous finançons une autoroute ou une station d’eau, nous disposons d’une très bonne visibilité sur le niveau de création de richesse émanant de ce projet. En revanche, s’il s’agit d’un endettement pour la gestion des dépenses courantes, cela relèverait alors d’une autre dimension. D’ailleurs, pour ma part je souhaite que la Tunisie revienne vers cette tradition et cette logique de l’investissement. Je suis convaincu qu’il y a beaucoup à faire et beaucoup a été dit en l’occurrence en privilégiant des outils tels que le PPP. Vous savez en Europe, notre centre d’expertise en PPP a mené une étude couvrant les 30 dernières années afin de mesurer la contribution du PPP au financement de l’infrastructure publique sur les économies des pays européens. Sur 30 ans, cette contribution est entre 8 et 10% de tout investissement dans l’infrastructure. Cela veut dire, c’est une contribution conséquente, mais elle a aussi ses limites. L’investissement public continue à jouer un rôle très important.
Entendez-vous que le gouvernement tunisien avait plus besoin de financement sous forme d’endettement plutôt que d’investissement ?
La situation budgétaire a fait que l’endettement contracté serve à honorer des engagements déjà pris et à assurer la gestion des dépenses courantes. Certes le taux d’endettement de la Tunisie est élevé mais vous savez qu’en Europe, il y a des pays qui en sont à plus de 100% du PIB. Cela signifie pour moi que ce qui compte c’est plus la nature et l’objet de l’endettement.
Pensez-vous à ce titre que la solution ne peut être qu’économique ?
Il existe plusieurs axes. Je pense que les acquis de 2011 et ensuite ceux de 2014 sont d’une haute importance. De ce fait, s’orienter vers l’optique économique est indéniable, toutefois il est également nécessaire de considérer tout l’ensemble en y incluant la dimension géopolitique et sécuritaire avec les pays voisins. Il est clair par conséquent qu’il faut envisager toutes les dimensions et pas seulement celle économique.
Peut- on à juste titre compter sur le soutien de la communauté internationale face à l’incertitude qui règne dans le voisinage?
En ce qui me concerne, je représente la BEI, donc je peux uniquement me prononcer de ce point de vue et dans les limites de mes compétences. Ainsi, il faut savoir que l’union européenne élabore toujours des cycles de planification de 7 ans. Le prochain plan que nous sommes en train de préparer concerne la période 2021-2027. La Tunisie en tant que pays partenaire figure dans ce plan, et la BEI demeure bien entendu mobilisée pour l’accompagnement de la Tunisie dans l’investissement aussi bien dans le secteur public que privé. Pour preuve, lorsque nous sommes arrivés, nous étions une petite équipe de 4 personnes, aujourd’hui nous sommes une bonne quinzaine.
Et que demanderait aujourd’hui un bailleur de fonds tel que la BEI comme prérequis importants?
Nous en tant que bailleurs de fonds mais également les investisseurs que nous accompagnons, cherchons dans un premier temps la stabilité politique. Nous avons besoin d’avoir une vision claire aussi bien sur le plan politique qu’économique. Il s’agit là de fondamentaux qui doivent exister afin que les investisseurs puissent venir et s’engager et afin que nous puissions les accompagner correctement.
Comment voyez-vous les perspectives de votre engagement pour la Tunisie ? Pouvez-vous nous donner des détails à ce propos?
Comme déjà indiqué plus haut, nous sommes en pleine préparation du prochain plan de l’après 2020. Pour ma part, ce que je souhaite c’est que la BEI accompagne la Tunisie – parmi d’autres – dans sa stratégie et sa politique des énergies renouvelables avec les concessions qui sont en cours de préparation. Je souhaiterais également que le soutien dans tout ce
“Vous avez en Tunisie une jeunesse exceptionnelle, authentique, pleine de capacité, et c’est sur cette jeunesse qu’il faut se concentrer afin de créer un avenir prometteur.
qui concerne l'infrastructure sociale se poursuive ainsi que l’accompagnement dans le secteur privé.
Sur les six années d'activité, y a-t-il un projet qui vous a marqué en particulier ?
Merci pour la question. Bien sûr, il y en a eu plusieurs de ces projets. Il n’en reste pas moins qu’il y en a un qui m’a touché sur le plan personnel, à savoir un projet que nous menons avec la Commission européenne, la banque KFW d’allemagne et tout d’abord avec le ministère de l’éducation. Il consiste en le rééquipement et la rénovation de 370 écoles publiques sur l’ensemble du territoire tunisien. En parallèle, avec mes amis tunisiens, notamment avec Radhi Meddeb, nous avons lancé ensemble le projet « Tunisia88 » dont le but est d’animer des ateliers musicaux au sein des lycées et créer des clubs de musique. Ce projet a pris une grande envergure aujourd’hui. A ce jour, nous avons atteint au-delà de 12,000 lycéennes et lycéens dans les 24 gouvernorats, avec 107 clubs de musique. Ce projet associatif a pris racine à partir du constat que la musique est un outil pour la paix et la cohésion sociale. Notre objectif pour les 2 ans à venir c’est de créer un club de musique dans l’ensemble des 578 lycées qui sera assorti de la tenue de formation en créativité. Ce projet m’a permis de voyager à travers toute la Tunisie et tout ce que j’ai vécu dans ce cadre m’a beaucoup touché sur le plan personnel. Cela m’a permis de voir qu’en Tunisie, il y a véritablement une jeunesse exceptionnelle, et ce, sur tous les plans. J’ai vu une jeunesse pleine d’énergie et de créativité, authentique, qui a envie de s’engager et de participer. Et nous aimerions en tant que bailleurs de fonds capitaliser sur toute cette énergie et la mettre en avant tout en permettant à ces jeunes de réaliser leurs rêves.
Pensez-vous que ce projet puisse connaître une suite après votre départ ?
Oui tout à fait ! Car « Tunisia88 » fait partie des activités de l’association « Action et développement solidaire » (ADS), et nous sommes en Tunisia88 aujourd’hui comme une petite entreprise à but non lucratif avec une trentaine de personnes. Pour ma part, j’y suis en tant que musicien et responsable de la levée des fonds et il ne s’agit donc pas d’un projet lié à ma personne mais avec le concours de plusieurs personnalités et des institutions publiques à travers la mise à disposition d’inspecteurs de musique du ministère de l’education En effet, sans l’appui du ministère de l’education et son ministre ce projet n’aurait jamais vu le jour. Un grand merci ! C’est un véritable PPP culturel, si vous voulez.
Un autre aspect marquant de votre personnalité que nous voudrions découvrir…pouvez-vous nous parler de vous en tant que musicien?
J’ai eu le privilège de travailler en tant que musicien dans le cadre du projet Tunisia88 plus précisément en tant que saxophoniste. J’ai pu accompagner nos équipes sur le terrain tout en mettant en avant la dimension de la découverte. En ce sens que nous faisons, en tant que collectif, de la musique de manière collégiale, en faisant des découvertes ensemble. D’ailleurs, nous jouons divers types de musique, classique, oriental, Jazz, folklorique, etc. Je continuerai donc ce projet car je suis devenu un amoureux de la Tunisie.
Y a- t- il un musicien qui vous a inspiré dans votre jeunesse?
Vous savez, je fais surtout du jazz et ceci depuis 35 ans. Sur l'instrument que je pratique, c’est un saxophoniste américain qui m’a le plus influencé, Michael Brecker qui nous a malheureusement quitté trop tôt J’ai beaucoup été inspiré par ce musicien ainsi que par bien d’autres. Ce que j’apprécie c’est la fusion de styles de musique, comme par exemple le jazz avec la musique orientale, signe d’ouverture et de tolérance.
Le mot de la fin ?
Je le dis et je le répète, vous avez en Tunisie une jeunesse exceptionnelle, authentique, pleine de capacité, et c’est sur cette jeunesse qu’il faut se concentrer afin de créer un avenir prometteur. La Tunisie n’est pas un pays riche en ressources naturelles mais elle l’est en ressources humaines, c’est là où il faut investir.