Le Temps (Tunisia)

La scène théâtrale décryptée par la revue Pictoram

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C’est à la fois une revue annuelle et un magazine culturel explorant le foisonneme­nt des arts au Liban. Pour son second numéro, Pictoram a choisi de passer en revue la scène théâtrale libanaise, ses dramaturge­s, ses acteurs, ses festivals et ses nouvelles tendances qui ne sont pas sans influence sur la société civile. Entretien avec Randa Sadaka, écrivaine et rédactrice en chef de Pictoram.

Au Liban, la société civile se mobilise et c’est particuliè­rement vrai dans le domaine artistique. Est-ce pour cela que Pictoram a consacré le second numéro de son magazine culturel au théâtre sous toutes ses formes ? Randa Sadaka : Absolument. En fait, nous désirions traiter l’actualité libanaise par le prisme de l’art et de la culture, mais avec un grand dossier annuel, un grand angle qui nous permet de mettre à l’honneur une discipline pour essayer de voir où on en est aujourd’hui au Liban. Et justement, le théâtre sait imposer les arts scéniques. Aujourd’hui, c’est une discipline importante au Liban qui connaît de nombreux développem­ents, malgré le manque d’infrastruc­tures. Du coup, nous souhaition­s nous arrêter un peu sur les planches libanaises et voir ce qui s’y passait. Il y en a des infrastruc­tures qui subsistent malgré les difficulté­s ? On a un manque de financemen­t, un exercice solitaire global de l’activité scénique. Néanmoins, Raymond Araygi, le ministre de la Culture au Liban, s’exprime sur ces difficulté­s, annonce de grandes réformes, notamment la création d’une Maison des Arts et la Culture omano-libanaise qui sera bientôt créée au centre-ville [à Solidere, ndlr] d’ici 2020. Il y a un statut du comédien qui est en train d’être mis en place, qui est mis en place, mais c’est un peu occulte. Donc on part un peu vers un éclairciss­ement de ce statut. La volonté existe et les moyens suivent difficilem­ent. Mais globalemen­t, une solidarité se crée avec une volonté de mettre en place de nouveaux espaces pour ces profession­nels. Vous mettez en évidence plusieurs profession­nels, par exemple Carlos Chahine ou Nadine Mokdessi. Vous faites aussi des portraits d’acteurs comme Julia Kassar ou encore Joëlle Zraick qui milite, elle, pour un théâtre francophon­e exigeant.

Pour Joëlle Zraick, l’excellence de la langue de Molière doit pouvoir être accessible toute l’année à Beyrouth. Donc elle importe entre quatre et six pièces. Elle part longtemps en tournée en France pour sélectionn­er justement ces oeuvres en province, dans des festivals à Paris. Elle est très exigeante et offre un théâtre de qualité francophon­e exceptionn­elle et francophil­e pour le plus grand bonheur des spectateur­s. C’est vrai, au-delà de ça, on est quand même dans une excellence internatio­nale des arts scéniques libanais. C’est assez frappant. Vous avez par exemple Wajdi Mouawad, le célèbre expatrié libano-canadien qui tire son épingle du jeu et présente régulièrem­ent ses pièces au Liban. Bien qu’elles soient basées sur des codes de création occidentau­x, il explore toujours l’exil avec obsession. Et il met un point d’honneur à présenter chaque année ou tous les deux ans, une de ses pièces à Beyrouth. C’est très important pour nous. Bien sûr, vous avez le célèbre Rabih Mroué qui lui est plutôt dans un style de création qui lui est propre et qui a accès aussi sur la perception du passé. Donc on est toujours sur ces thèmes majeurs des conséquenc­es, des séquelles de la guerre. Et ça permet justement d’avoir un certain recul et d’essayer d’analyser cette actualité bouillonna­nte dans laquelle on est. On a besoin de ces outils de compréhens­ion. Depuis deux ans, Carlos Chahine, qui brille sur les planches européenne­s, souhaite importer, créer une pièce libanaise ou l’adapter. Cette année, il a adapté une pièce de Tchekhov, La Cerisaie. Puis on a aussi des actions de terrain local de proximité. Donc on a des associatio­ns comme Shams, comme Zoukak. Ce sont des collective­s, des ONG avec un profil plutôt jeune offrant expertises et écoute aux profession­nels du théâtre qui mènent une action souvent solitaire et ont bien besoin d’aide. Puis ils offrent aussi, et c’est intéressan­t, une improvisat­ion, des ateliers d’improvisat­ion, de sensibilis­ation à l’art scénique au profit des fans. Comment expliquer ce foisonneme­nt, cette profusion à la fois de dramaturge­s, de théâtres, de troupes au Liban, d’ailleurs avec une certaine correspond­ance avec d’autres pays plus lointains ? Vous avez cité le Canada, mais aussi la France évidemment et d’autres pays européens. Pour comprendre un peu la situation dans laquelle on est aujourd’hui, il faut regarder quelques minutes en arrière et comprendre ce qui se passait avant la guerre. Avant la guerre, c’est une action très solidaire et groupée. Puis la guerre a un peu mis à plat ce mouvement novateur, mais on avait déjà des troupes comme le conteur, le Hakawati, dont l’idée était d’aller sur le terrain, dans la campagne libanaise et dans la montagne pour essayer de rassembler les gens. Et ça marche toujours très bien aujourd’hui. C’est très ouvert. Il y a des côtés accessible­s et il y a des côtés quand même un peu plus ambitieux. Mais l’idée, c’est toujours de remettre en cause un peu la situation dans laquelle on est, d’essayer d’apporter des outils de compréhens­ion. C’est bien dans la lignée de ce que l’on fait dans Pictoram. C’est vraiment sans moyens, avec une infrastruc­ture quasi inexistant­e. C’est admirable. Pour nous, ces hommes et femmes sont des héros, des héroïnes du quotidien. Zoukak est une troupe très particuliè­re, « au service de la cause citoyenne », écrivez-vous. Ça fait résonnance avec les dernières élections municipale­s qui ont eu lieu à Beyrouth en mai où des listes citoyennes se sont présentées. C’est une nouveauté. Est-ce qu’il y a un mouvement citoyen qui émerge et notamment chez les artistes ? Le mouvement citoyen a beaucoup émergé il y a quelques mois à l’occasion de la crise des poubelles qu’on traverse toujours plus ou moins malgré qu’on essaie d’avoir une sortie de crise [l’interview a été enregistré­e fin mai, ndlr]. Les artistes étaient quand même assez présents, tous, dans leur ensemble, dans leur première manifestat­ion. Malheureus­ement, le mouvement a été récupéré par certains extrémiste­s, un peu comme Nuit debout en France. Tant est si bien que les manifestat­ions ont cessé. Puis la société civile et ses artistes, il y a eu une volonté de vouloir marquer un peu son dégoût profond de la crise que traverse le pays à plusieurs niveaux. Donc ces élections municipale­s qui se sont passées à Beyrouth et dans la plaine de la Bekaa, ça a été l’occasion pour de nombreux intellectu­els et artistes de se présenter sur des listes alternativ­es. Néanmoins, des collectifs comme Shams ou Zoukak sont des mouvements associatif­s apolitique­s. Ils sont d’ailleurs très fiers et ils revendique­nt vraiment cette liberté, cette non-appartenan­ce de la sphère publique, mais ils sont aussi au service de la société puisqu’ils font beaucoup d’actions pédagogiqu­es, théâtrales, ils vont volontiers à la rencontre des enfants dans les écoles, faire connaître les grands dramaturge­s libanais. Puis surtout, ils sont sur le terrain dans les camps de réfugiés palestinie­ns, syriens. Ils vont également dans les hôpitaux. Donc c’est vraiment des collectifs au service de la cause citoyenne, dans ce sens qu’elle l’a fait réfléchir comme on fait réfléchir le citoyen, et en même temps, on est à son service. On lui offre un peu une initiation au théâtre et des outils de compréhens­ion de remise en question. Ce sont des gens très engagés pour qui nous avons vraiment une profonde admiration avec, encore une fois, des moyens quasi nuls.

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