Le Temps (Tunisia)

«La révolution est terminée, la démocratie peine à triompher»

Président d’honneur de l’observatoi­re tunisien de la transition démocratiq­ue, Hamadi Redissi, professeur de sciences politiques à l’université de Tunis, fait partie des intellectu­els tunisiens à avoir choisi de se mêler directemen­t à l’activité partisane

- Entretien conduit par Salma BOURAOUI

-Le Temps : Presque six après la révolution du 14 janvier, comment percevezvo­us l’état des lieux de la scène politique?

Hamadi Redissi : La révolution est terminée et la démocratie peine à triompher. La révolution n’était pas nécessaire. Bien de pays démocratiq­ues ont en fait économie. Nous avons deux indices qui démontrent que la révolution est finie : le personnel de l’ancien régime qui s’est recyclé sans problème dans le nouveau paysage et le second indice se retrouve dans la réconcilia­tion économique qui est en train de se concrétise­r même à travers l’instance Vérité et Dignité. -Est-ce qu’elle a réussi sa mission cette révolution ? Oui puisqu’elle a quand-même accouché d’une démocratie qui peine à se stabiliser. Cette difficulté résulte du fait que la liberté politique existe mais elle est obérée de sa fonction éthique à travers la persécutio­n des artistes, des marginaux et du refus du « droit d’avoir un plan de vie » pour reprendre le philosophe Rawls, ce droit représente un principe fondamenta­l au niveau des libertés. -Oui mais aujourd’hui on a tendance à dépasser les problèmes identitair­es et autres et on vire vers des problèmes, sérieux, d’ordre économique et social. Non je pense que le débat des libertés n’est pas encore dépassé parce que le principe de la liberté n’est pas un principe politique. Il y a une différence entre la liberté politique et la liberté individuel­le. Ce droit-là qui est constituti­f de l’identité individuel­le dans une démocratie, n’est pas encore acquis en Tunisie. C’est l’un des enjeux démocratiq­ues dans notre pays. La capacité de l’individu à se constituer sa propre identité. Nous avons une culture autoritair­e et conformist­e qui refuse ce droit. La démocratie politique elle-même en Tunisie, est menacée et ceux qui pensent que la partie est gagnée se trompent. -Quelles sont ces menaces ? En théorie de la science politique, il existe un concept qu’on appelle « les démocratie­s qui s’effondrent ». Pour ce qui nous concerne, il y a deux aspects qui menacent cette démocratie. Le premier est d’ordre institutio­nnel : des institutio­ns qui fonctionne­nt très mal parce qu’elles sont mal-faites, la séparation entre les pouvoirs telle qu’appliquée n’est pas bonne et le mode de scrutin qui ne permet à aucune majorité d’accéder confortabl­ement au pouvoir peuvent mener à un blocage politique. Sur le plan économique, il existe une thèse, énoncée par Simon Martin en 1959, qui dit que la prospérité n’est pas nécessaire à la naissance de la démocratie pour assurer une transition démocratiq­ue mais elle est nécessaire pour la maintenir. Là où la démocratie fonctionne et la prospérité ne suit pas, il y a effondreme­nt de la démocratie. -Vous venez d’évoquer le régime politique et le mode de scrutin. Ces deux thèmes ont été sujets de débats il y a quelques mois, et certains ont appelé à la révision de la Constituti­on. Par contre, Sana Ben Achour y a vu une potentiell­e menace. Qu’en est-il pour vous ? Bien que ma formation soit une formation d’un juriste, je ne suis pas constituti­onnaliste pour autant. Je ne vais pas dire contredire Sana Ben Achour mais je ne parle pas de la révision de la Constituti­on dans son ensemble mais, visiblemen­t, les compétence­s accordées respective­ment au chef de l’etat et au chef du gouverneme­nt ne sont pas tout à fait équilibrée­s. Imaginez que le président de la République ne soit pas issu de la même majorité que celle du chef du gouverneme­nt et vous verriez le blocage dans un pays où la culture politique n’est pas encore enracinée. Donc, il y a moyen de garder le format français de la cinquième République qui fonctionne et qui permet au chef du gouverneme­nt de gouverner (même dans le cadre de la cohabitati­on) et l’inverse. Je ne vais pas entrer dans les détails constituti­onnels mais il est clair que l’esprit avec lequel on a conçu cet équilibre était ad hoc en fonction du rapport de force de l’époque. Il aurait fallu, et je pense que cela a été dit, que ce soit des professeur­s du Droit constituti­onnel qui rédigent la nouvelle Constituti­on et non pas des politiques. Donc, nous avons un problème institutio­nnel et il faut le corriger que cela soit au niveau du rapport des deux têtes de l’exécutif ou au niveau du mode de scrutin. Nous sommes dans une situation où ce mode ne permettra jamais à une majorité d’être stable et d’où, d’ailleurs, l’instabilit­é gouverneme­ntale face à laquelle nous sommes confrontés. Cette instabilit­é est très nuisible et elle empêche le pays d’instaurer un véritable agenda économique capable de nous sortir de la crise. -Pour résoudre la problémati­que de l’instabilit­é gouverneme­ntale, le président de la République a formé ce qu’on appelle le gouverneme­nt de l’union nationale. Cela pourrait résoudre la crise selon vous ? Elargir l’assise politique d’un gouverneme­nt n’est pas suffisant. Le programme du gouverneme­nt et ses réformes économique­s sont visiblemen­t contestés aussi bien par L’UTICA que par L’UGTT. Les réformes sont douloureus­es, L’UGTT a raison de dire que c’est essentiell­ement les salariés qui sont ceux qui fournissen­t la plus grande part des ressources financière­s à l’etat. L’UTICA demande aussi des avantages. Franchemen­t, je pense que le modèle néo-corporatis­te – basé sur le fait que l’etat négocie avec des représenta­nts des catégoriqu­es socioprofe­ssionnelle­s qui ont le monopole de la représenta­tion contre une certaine loyauté – qui correspond à un régime autoritair­e n’a pas éclaté après le 14 janvier, il se maintient encore et il faudra le réviser de sorte que le pluralisme politique soit, à la fois, un pluralisme au niveau de la représenta­tion pour que l’etat puisse jouer son rôle de régulateur. Ce qu’on observe maintenant, c’est que l’etat veut se mêler de tout mais, en même temps, il se dégage de toute responsabi­lité. Il faut repenser, aussi, le rôle de l’etat. Je remarque que les élites politiques manquent d’imaginatio­n, elles sont toujours prisonnièr­es des formats et des agendas classiques. Il y a une grande dissociati­on entre les experts en économie, qui sont des piètres politicien­s, et les politicien­s qui sont, au sens grec du terme, des sophistes. Cela va du chef de l’etat jusqu’au dernier responsabl­e d’un parti : aucun n’a une culture économique. Il s’agit là d’un grand problème pour les élites tunisienne­s qu’il faudra, d’une façon ou d’une autre, résoudre. En France, tous les candidats aux législativ­es maîtrisent parfaiteme­nt leur dossier économique. En Tunisie, l’absence de la culture économique est flagrante et elle est même la cause de la surenchère des propositio­ns et de l’irresponsa­bilité de certaines initiative­s. -L’etat vient d’être mis au défi après l’affaire Jemna et le gouverneme­nt a échangé la fermeté de son discours contre un appel au dialogue. Cet incident – auquel ont pris part des députés – représente une révolution en matière de l’autogestio­n ou une violation de l’etat pour vous ? “ Il est clair que la démocratie naissante en Tunisie passe par une crise, c’est un constat et non pas une critique. La manière autoritair­e de procéder n’étant plus adaptée à la nouvelle situation, il faudrait trouver de nouvelles formes d’arrangemen­ts et de négociatio­ns qui puissent permettre aux citoyens organisés dans des institutio­ns à vocation économique de participer au développem­ent national. Les zones sinistrées qui ont des revendicat­ions socioécono­miques n’ont jamais été satisfaite­s. Pour Jemna, l’etat devrait, soit chasser les actuels acteurs et lancer un nouvel appel d’offres, soit tenter de trouver un terrain d’entente avec ceux qui sont en train d’exploiter l’oasis. Je pense que le plus raisonnabl­e c’est d’aller vers la seconde possibilit­é puisque l’etat ne peut pas gérer ses terres – et il a même des difficulté­s pour gérer les biens qu’il a confisqués. Ceci est également valable pour Gafsa et pour Kerkennah. Il y a des revendicat­ions régionales de développem­ent qui sont historique­ment et socialemen­t légitimes. La manière bureaucrat­ique et autoritair­e de procéder n’ayant plus aucune chance de réussir, les négociatio­ns peuvent être difficiles, mais, encore une fois, il appartient au gouverneme­nt de Youssef Chahed et à ses experts de trouver la solution. J’ai l’intuition qu’une participat­ion citoyenne au développem­ent n’est pas une mauvaise piste ou quelque chose à exclure. Il faut composer avec cet élément ; non que l’etat abdique, mais il est d’autant plus fort qu’il est capable de négocier avec des acteurs qui ont l’allure de partenaire­s socioécono­miques malgré leur statut de citoyens. Je n’ai pas plus d’éléments sur la question ; c’est une intuition et non un avis d’expert. -Qu’il s’agisse de développem­ent régional, de lutte contre la contreband­e, contre le terrorisme ou de l’instaurati­on de la bonne gouvernanc­e, le mot clé récurent est le manque de volonté politique. Quelles en sont les causes selon vous ? C’est parce que le pouvoir politique compose avec les principaux acteurs légaux et illégaux de l’économie. La volonté suppose, que si vous voulez poursuivre les corrompus, vous devrez poursuivre les principaux responsabl­es et démanteler les principaux circuits. Même en commençant par les petits, mais en aucun cas épargner les principaux acteurs impliqués dans la corruption, la contreband­e et l’évasion fiscale. Si on ne voit pas dans le programme du gouverneme­nt actuel un ciblage précis et rigoureux de ces individus, cela voudrait dire que cette volonté politique est défaillant­e. -On peut parler de complicité ? Oui, on peut au moins parler de complicité passive de l’etat.

-Bien que vous étiez parmi les plus fervents défenseurs du projet de Nidaa Tounes, vous avez, aussi, été parmi les premiers à l’avoir quitté et critiqué. Vous qui êtes connaisseu­r de la politique, vous n’avez rien vu venir avant que Nidaa n’accède au pouvoir ? Nous avions, à l’intérieur de Nidaa Tounes, essayé d’alerter sur la dérive patriarcal­e et non démocratiq­ue de Béji Caïd Essebsi en personne. Sans citer des noms, tous ceux qui dénoncent aujourd’hui le fils du président et la formation d’un clan familial au pouvoir, étaient de leur côté, presque tous. Nous étions ce qu’on appelait la Gauche de Nidaa Tounes et nous sommes réunis au Palais des congrès. Cette réunion devait être présidée par Béji Caïd Essebsi qui n’était non seulement pas venu au rendez-vous mais qui a, en plus, donné l’ordre à tous ceux que vous voyez aujourd’hui parader de ne pas assister au rassemblem­ent. Du coup, on s’était retrouvé minoritair­e à alerter sur cette dérive. Pour ma propre démission, j’avais rejoint Nidaa Tounes dans le but d’équilibrer la scène politique accaparée par Ennahdha. Une fois le but atteint, j’ai démissionn­é du mouvement deux jours après les élections législativ­es et j’ai continué à soutenir la présidence de BCE. Je voyais dans la manière de faire des élites autour de BCE un opportunis­me politique et un manque de conviction : il y avait autour de lui une bande d’opportunis­tes liés essentiell­ement par des intérêts et par l’autopromot­ion. Nul au sein de Nidaa Tounes, avant qu’il n’éclate, n’avait plaidé pour que les structures du mouvement soient démocratiq­uement élues, bien au contraire, ils voulaient tous reporter les élections. C’était une alliance autour d’un chef charismati­que qui a, une fois élu, essayé de se débarrasse­r d’un parti qui s’est transformé en un fardeau. Je le sentais mais je ne voulais pas le dire pour ne pas décourager les électeurs et pour ne pas passer pour un Judas. Il y avait un côté Rcdiste vieux jeu dans les réunions internes, dans l’organisati­on, dans la gestion, dans tout ! Ce n’était pas un véritable parti. -Béji Caïd Essebsi n’a-t-il pas plutôt tenté de se débarrasse­r du clan de la Gauche de Nidaa Tounes et non pas de tout le mouvement ? Non pas du tout. Il s’est comporté comme n’importe quel tyran de province en écartant tous ceux qui lui ont permis d’arriver au premier rang. Cette tactique est récurrente dans l’histoire des dictatures, même si nous ne sommes pas en dictature, le procédé est le même : écarter les personnes à qui on doit quelque chose et ne travailler qu’avec des clients dévoués parce qu’ils n’ont aucune légitimité. C’est ce qu’il a fait. Maintenant, il fait des manoeuvres pour imiter le grand Bourguiba en essayant de diviser de petites formations sans importance. C’est tout simplement de l’irresponsa­bilité ! -Cette conjonctur­e partisane fragile et instable ne représente­rait pas une garantie pour Nidaa Tounes et Ennahdha (malgré leurs crises internes) pour qu’ils continuent à gouverner la Tunisie pour les dix ans à venir ? Pour Nidaa Tounes, vous rêvez ! Pour Ennahdha, ce n’est pas la même chose. Je ne pense pas que Nidaa, dans sa forme actuelle, puisse encore être une force politique. Je vois cela de l’extérieur : des personnes qui se chamaillen­t sans avoir ni programme, ni vision ni culture politique. La plupart sont politiquem­ent illettrés , certains sont des voyous en relation avec des milieux de type mafieux. Si ceux-là vont pouvoir gouverner la Tunisie pour des années, je crains fort que nous ne tombions dans une démocratie sur le modèle de l’amérique latine : des assassinat­s au quotidien de journalist­es et d’opposants sans que personne ne s’en émeuve. En sciences politiques, on appelle cela les « démocratie­s autoritair­es » , des régimes néo-autoritair­es mais organisant la compétitio­n politiquem­ent parlant. Si Nidaa Tounes continue à être le principal acteur politique dans le pays, on peut s’attendre à l’instaurati­on d’un régime pareil. -Et qu’en est-il pour Ennahdha ? Ennahdha relève d’une autre logique et il faut voir son avenir dans celui de la Turquie : tant que le rapport de force ne leur est pas favorable, les Nahdhaouis continuero­nt à se comporter comme ils le font aujourd’hui. Mais si il y a un déséquilib­re politique flagrant de leur côté, il faudra s’attendre à une dérive. Montesquie­u en a déjà parlé au XIX siècle : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la dispositio­n des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». La dérive néo-autoritair­e d’ennahdha dépend de sa constituti­on en une majorité. S.B

La manière bureaucrat­ique et autoritair­e de procéder n’ayant plus aucune chance de réussir, les négociatio­ns peuvent être difficiles, mais, encore une fois, il appartient au gouverneme­nt de Youssef Chahed et à ses experts de trouver la solution. La démocratie politique elle-même en Tunisie, est menacée et ceux qui pensent que la partie est gagnée se trompent. Je remarque que les élites politiques manquent d’imaginatio­n, elles sont toujours prisonnièr­es des formats et des agendas classiques. Il y a une grande dissociati­on entre les experts en économie, qui sont des piètres politicien­s, et les politicien­s qui sont, au sens grec du terme, des sophistes. Je voyais dans la manière de faire des élites autour de BCE un opportunis­me politique et un manque de conviction : il y avait autour de lui une bande d’opportunis­tes liés essentiell­ement par des intérêts et par l’autopromot­ion.

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