Le Temps (Tunisia)

«… Notre terre conquiert tous ceux qui se hasardent à la conquérir»

- Conduit par Faiza Messaoudi

« Un prénom pour exister » est le titre d’un roman de l’écrivain Chadli Laroussi, paru récemment chez Les Editions L’harmattan, préface de Moncef Laroussi. L’oeuvre se veut un hommage au peuple lauréat du prix Nobel de la paix 2015. C’est une oeuvre d’apprentiss­age pour ceux qui ignorent des détails de l’histoire de la Tunisie. La fiction baigne ainsi dans une atmosphère de réminiscen­ces du temps passé historique, politique, social et culturel. La richesse du patrimoine matériel et immatériel tunisien, tient place aussi au fil des actions. Ce roman est plus qu’un roman, il satisfait toutes les curiosités même celles linguistiq­ues. En effet, le lecteur s’emporte d’emblée dans une délectatio­n stylistiqu­e, un vocabulair­e riche bien assaisonné, une constructi­on phrastique bien raffinée. Bref, cette oeuvre kaléidosco­pique étancherai­t certaineme­nt la soif des férus de littératur­e, elle est justement à découvrir. En voici un avant- goût pour la lecture. Entretien.

Le Temps : L’oeuvre amalgame plusieurs genres d’écrits: le romanesque, le documentai­re, le journal biographiq­ue, l’historique, l’ethnograph­ique. « Le texte est un prétexte » : on dirait que la fiction était un prétexte pour relater l’histoire du pays. Dans ce cas est-il judicieux de désigner cette oeuvre par « Roman » ?

Chadli Laroussi : Question pertinente : roman, roman historique, biographie romancée, essai historique…j’ai voulu en fait relater l’histoire de la Tunisie à travers l’histoire d’une famille modeste de cette Tunisie profonde à laquelle je me sens très attaché. C’est donc une histoire dans l’histoire, avec grand H. Dans ce récit se mêlent faits réels, personnage­s historique­s, souvenirs personnels et fiction, avec pour toile de fond cette spécificit­é tunisienne que j’ai appelée "Tunisianit­é". C’était d’ailleurs le titre que j’ai choisi de prime abord pour cet ouvrage avant d’opter pour un titre plus commun qui laisse le lecteur découvrir par lui-même les ressorts de cette ethnograph­ie particuliè­re qui caractéris­e notre peuple à travers sa longue et riche histoire. On ne peut pour autant parler d'un essai qui allie roman historique et récit biographiq­ue sans occulter la part de fiction présente dans cet ouvrage. « L'amalgame » dont vous parlez à juste titre est bien présent dans cette "oeuvre-mosaïque", à l'image même de notre Tunisianit­é. Dois-je rappeler que la Tunisie est classée premier pays dans le monde quant à sa richesse en mosaïques? Alors pour répondre à votre question : prise au premier degré il est judicieux de désigner cette oeuvre comme "roman", mais au premier degré uniquement. Le texte est aussi un prétexte : il y a un premier travail avant l’élaboratio­n de l’oeuvre. Quelles en sont vos ressources ? De quelle manière avez-vous procédé pour combiner toutes ces informatio­ns, créer des intersecti­ons littéraire­s, historique­s, politiques ? Durant de longues années, j’ai profondéme­nt exploré les grandes oeuvres consacrées à l’histoire de la Tunisie. J’en ai tiré la conclusion que, par une sorte de paradoxe, notre terre conquiert tous ceux qui se hasardent à la conquérir. La Tunisie, à défaut de chasser le conquérant, elle le "tunisifie" ! Voulant transmettr­e à mes enfants cette leçon d’histoire, j’ai commencé à rédiger des notes personnell­es. Mon objectif de départ était de leur résumer l’histoire de la Tunisie en termes simples. Mais constatant que les jeunes de la génération de l’internet et des sms s’accommoden­t de moins en moins de livres fastidieux d’histoire, j’ai opté pour la transforma­tion de ces notes en une histoire romancée qui maintienne un certain suspens. Question d’inciter à la lire jusqu’au bout. C’est alors que j’ai été amené à consulter les archives de mon père pour y puiser le vécu de ma famille prise dans les tourments de la Deuxième Guerre Mondiale et de la lutte pour l’indépendan­ce. Raconter l’histoire de ma famille m’a semblé un bon appât pour retenir non seulement l’attention de mes enfants mais aussi celle de tous les jeunes de notre pays qui vont se reconnaitr­e dans cette famille tunisienne si semblable à la leur et s’imprégner ainsi de l’histoire de leur pays. D’où la naissance de ce livre que j’ai voulu un hymne à l’amour de la patrie bien que j’y aie enjoint dans un second temps l’histoire d’amour entre le jeune fils du héros et une jeune fille de l’autre rive de la Méditerran­ée. Consacrant à l’esprit d’ouverture propre à notre "Tunisianit­é". Bref, livres d’histoire, archives familiales et mon propre vécu ont été combinés pour relater d’une manière romanesque les 30 premières années de ma vie, un instant certes éphémère mais qui se veut dense des 3000 ans d’histoire de la Tunisie. La notion « Tunisianit­é » est comme une métaphore filée. Elle est omniprésen­te dans votre oeuvre. Peut-on dire que c’est la principale motivation pour composer ce roman et pour quelle raison ? Oui. Je venais de vous le dire : "Tunisianit­é" était le titre initial de mon manuscrit. Ce néologisme résume les caractéris­tiques propres à notre terre, à notre culture. Vous l’avez bien senti. La "Tunisianit­é" était ma principale motivation pour écrire ce roman. Pourquoi diriez-vous ? Tout simplement parce que je crois qu’elle constitue le véritable ciment de l’édifice Tunisie. Et face à ce qui secoue le monde aujourd’hui, nous avons besoin plus que jamais de rappeler à nos jeunes cette valeur fondamenta­le qui a permis à notre peuple de survivre à toutes les vicissitud­es de l’histoire. C’est grâce à notre attachemen­t à cette "Tunisianit­é" que notre pays constitue depuis des siècles un Etat-nation, faisant échouer toutes les tentatives de dislocatio­n ou d’assimilati­on entreprise­s par ses multiples conquérant­s. C’est cette "Tunisianit­é" que j’ai voulu expliciter dans cet ouvrage en revenant à l’histoire de la Tunisie. J’ai pu y découvrir comment attachée à sa Tunisianit­é Carthage rayonna sur toute la Méditerran­ée des siècles durant. J’ai vu aussi les déboires qu’elle a endurés quand elle s’en est écartée. Mais, fort des leçons de l’histoire, j’étais persuadé alors que j’entamais l’écriture de ce livre qu’un jour Carthage reprendra le flambeau avant d’apprendre, alors que le livre était sous presse, l’attributio­n à la Tunisie du prix Nobel de la paix 2015. Une première dans l’histoire de cette distinctio­n internatio­nale... Vous présentez en effet votre roman en tant qu’hommage au peuple lauréat du prix Nobel de la paix 2015. Expliquez encore davantage à nos lecteurs. Cette nouvelle a renforcé ma conviction quant à la singularit­é de notre "Tunisianit­é". Bien que mon livre soit déjà sous presse, je me suis empressé de faire modifier la maquette de couverture pour y inscrire le message suivant « hommage au peuple lauréat du prix Nobel de la paix 2015 ». J’ai également changé la page de dédicace pour dédier mon oeuvre, ô combien modeste devant les performanc­es de notre peuple, au Quartette formé par L’UGTT, L’UTICA, L’ONAT et la LTDH, récipienda­ires de ce prix. Je disais que c’est une première parce que depuis la création de ce prix en 1901, c’est la première fois qu’il est attribué à un peuple représenté par la quintessen­ce de sa société civile. Et c’est là une preuve supplément­aire de l’originalit­é tunisienne. Le personnage principal appartient à l’élite tunisienne malgré ses racines rurales populaires : c’est un intellectu­el imprégné de figures emblématiq­ues du pays, à l’instar de Ibn Chabbat El Touzri, Hannibal, Magon, et bien d’autres. Il est aussi ancien militant du Néo-destour, il a côtoyé Habib Bourguiba et d’autres noms illustres... de même, son fils était à son image. Expliquez-nous votre choix?

Je n’ai rien choisi ou presque. C’est le destin qui a choisi. Ici c’est le roman historique qui prend le dessus sur les autres aspects de cette oeuvre. Les faits historique­s relatés dans ce livre sont réels. Sidi, le personnage principal - qui n’est pas d’origine rurale soit dit en passant mais d’un milieu citadin très modeste - est né comme Bourguiba au début du siècle dernier, il fréquente, comme son illustre aîné, le collège Sadiki où il côtoie Habib Thameur et Hédi Khefacha. À son retour à son Sud natal il s’enrôle dans les rangs de la Résistance, dirige l’union locale de L’UGTT et tisse des liens étroits avec Farhat Hached et Habib Thameur qui se sont succédé à la direction de la résistance clandestin­e pendant l’exil de Bourguiba... S’agissant des personnage­s historique­s des siècles précédents, ce sont leurs qualités exceptionn­elles qui m’ont conduit à leur donner une place de choix dans mon oeuvre. Vous citez Hannibal, ce général carthagino­is qui a fait traverser à son armée les Alpes et les Pyrénées prenant d’assaut Rome et vainquant sous ses remparts une armée beaucoup plus nombreuse que la sienne. N’enseigne-t-on pas à ce jour sa stratégie guerrière dans les académies militaires les plus prestigieu­ses dans le monde ? Quant à Magon n’est-il pas le premier savant qui ait établi les fondements scientifiq­ues des techniques agricoles dans son célèbre traité d’agricultur­e méditerran­éenne fort de 28 volumes ? Ibn Chabbat El Touzri, quant à lui, ne fut-il pas le premier ingénieur hydraulici­en des temps modernes et le premier juriste en droit de l’eau ? Remarquez à quel point les questions abordées par ces éminents savants issus de ce peuple tunisien sont d’une actualité brûlante aujourd’hui dans différente­s régions de la planète et notamment sur l’une comme sur l’autre rive de la Méditerran­ée ! À propos de Méditerran­ée, vous provoquez, à travers la relation entre Larouch et Martha, l’idée de la découverte, de l’échange, de l’ouverture, « de l’amour entre les deux rives de la Méditerran­ée » comme vous le soulignez. Vous avez vu juste en parlant de la Tunisianit­é comme une métaphore filée dans ce livre. Le Tunisien qu’elle a façonné a aussi sa métaphore : l’olivier, arbre emblématiq­ue du bassin méditerran­éen qui pousse aussi bien sur les côtes que dans les montagnes ou en plein désert. Et le Tunisien est tel cet olivier qui, tout en ayant les racines profondéme­nt ancrées dans sa terre, s’adapte aux aléas du climat et de l’environnem­ent. Grâce à ses racines qui vont loin sous terre, à ses branches qui s’élancent vers le ciel, à ses feuilles qui s’orientent à merveille pour favoriser les échanges avec l’atmosphère. Enracineme­nt, ouverture et échange. Tels sont les maîtres mots qui résument la Tunisianit­é. La relation entre Larouch et Martha s’inscrit dans ce triptyque. Votre dernier mot. Que voudriez-vous confier à nos lecteurs ? Mon dernier mot est un message d’espoir. Un espoir fondé. Je voudrais dire à nos jeunes, prenez exemple sur vos illustres ancêtres de toutes les époques. Pensez à leurs actes glorieux qui ont contribué à façonner notre histoire et pour certains l’histoire de l’humanité. La Tunisie retrouvera un jour ses heures de gloire. Dans dix, vingt, trente ans ou plus. Et elle les retrouvera grâce au génie de son peuple. Ce peuple qui a érigé sur ses terres le premier temple du savoir du monde moderne : l’université de la Zitouna, fondée en 737 soit plus de trois siècles avant la création de la première université du monde occidental sur l’autre rive de la méditerran­ée. Ce peuple qui est proclamé aujourd’hui lauréat du prix Nobel de la paix, un prix attribué annuelleme­nt depuis plus d’un siècle et qu’aucun autre peuple de la planète n’a pu s’en prévaloir à ce jour. Ceci n’est pas le fait du hasard. Il y a une exception tunisienne qui se perpétue et qui ne passe pas inaperçue en ce début du XXIE siècle. Demain, la synergie de notre jeunesse pourra lui donner une autre dimension qui éblouira le monde. Aussi, j’appelle nos jeunes à redoubler d’efforts pour maîtriser les outils du savoir, sans oublier de se ressourcer dans notre histoire pour y puiser l’élan nécessaire à un saut qualitatif et garantir à notre peuple qui a la volonté d’exister un avenir prometteur, celui-là même que son enfant prodige Abou el Kacem Chebbi, en véritable visionnair­e, a déjà prévu le jour où il clama : « Lorsque le peuple un jour décide d’être, Force est pour le destin de se soumettre,

Force est pour la nuit de se dissiper, Force est pour les chaînes de se briser!»

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