Le Temps (Tunisia)

«La Gauche tunisienne n’a malheureus­ement pas de littératur­e»

avec Chokri Mabkhout, écrivain et universita­ire

- Entretien conduit par Salma BOURAOUI

Fraîchemen­t nommé à la tête de la Foire internatio­nale du livre de Tunis, édition 2017, l'universita­ire et écrivain Chokri Mabkhout a eu l'amabilité de nous recevoir pour le grand entretien dominical.

“Le pouvoir d’achat du Tunisien et la dégradatio­n du dinar font du livre un objet hors de portée des bourses familiales “La Gauche idéologiqu­e, dans le monde entier, vit une crise aiguë “La Tunisie est une belle histoire tout en continuité

Fraîchemen­t nommé à la tête de la Foire internatio­nale du livre de Tunis, édition 2017, l’universita­ire et écrivain Chokri Mabkhout a eu l’amabilité de nous recevoir pour le grand entretien dominical. L’auteur ‘d’ettaliani’ (l’italien) est revenu, au cours de cette interview, sur la programmat­ion de la 33e édition de la Foire internatio­nale du livre, sur ses récents ouvrages et sur la scène politique nationale.

-Le Temps : La Foire internatio­nale du livre de Tunis est une grande tradition dans la vie culturelle de notre pays. Quelques semaines après votre nomination, que pouvez-vous nous dire sur la prochaine édition ?

Chokri Mabkhout : Ce dont je suis sûr, c’est que grâce à cette belle équipe que nous avons constituée, nous allons présenter le meilleur de nous-mêmes et de notre culture tunisienne et arabe. Nous comptons nous ouvrir, aussi, aux autres cultures comme celle de l’asie, par exemple. Notre ambition est de réussir à mettre en place une programmat­ion riche et variée pour satisfaire les différents goûts et, surtout, donner une idée sur les divers courants littéraire­s et culturels dans le monde. Je ne peux révéler aucun secret, mais je peux vous assurer que nous travaillon­s à faire réussir cette édition.

-La Foire nous renvoie toujours à la rupture du Tunisien avec le livre. Pour cette édition, avez-vous pensé à des activités parallèles pour motiver les lecteurs ?

D’un point de vue méthodolog­ique, il faut séparer la crise de la lecture en Tunisie – qui est un problème profond requérant des années, voire des décennies de travail – et la Foire du livre en tant qu’occasion pour les éditeurs, les nouvelles voix et les nouvelles parutions pour être présentés au grand public. La Foire participe, à son niveau, à trouver des solutions à ce problème de défection des lecteurs, mais il ne faut pas mettre toute la pression sur cette manifestat­ion. C’est vrai qu’une moyenne de deux pages et demie par habitant est un chiffre scandaleux, mais il faut aussi chercher à savoir ce qu’on fait pour y remédier. Il faut voir le problème dans l’out-put et pas uniquement dans l’in-put, et poser cette question, pour bien la cerner, hors de la Foire du livre. Cela ne veut pas dire que cet événement ne participe pas à encourager la lecture. N’oublions pas la question du pouvoir d’achat du Tunisien et la dégradatio­n du dinar qui font du livre un objet exorbitant, hors de portée des bourses familiales.

- Cette coupure avec la lecture contribue-t-elle à la détériorat­ion de notre niveau universita­ire ?

Je ne sais pas pourquoi on insiste toujours sur l’université lorsqu’on parle de lecture : la lecture est un acte libre et libérateur, alors que la lecture universita­ire est conditionn­ée par et orientée vers un savoir bien déterminé. La lecture ne peut pas commencer à l’université qui agit en amont et non pas en aval. C’est toute une société qui n’a pas un rapport sain et clair à la lecture. Ensuite, il faut se demander de combien de bibliothèq­ues familiales nous disposons, parce que la bibliothèq­ue familiale est importante pour enraciner cette habitude de lire et d’avoir un vrai rapport avec le livre. C’est un problème qui ne se pose pas pour l’université seulement, il est, peut-être, plus palpable à l’université parce que ce temple du savoir connait, lui aussi, une crise de lecture chez les étudiants et chez les enseignant­s. Aujourd’hui, nous n’avons pas de bibliothèq­ues universita­ires mais plutôt des bibliothèq­ues des instituion­s universita­ires qui ne sont pas riches et qui ne sont pas approvisio­nnées par les nouveaux titres. Même la lecture académique connaît une crise.

-Plusieurs voix s’élèvent aujourd’hui contre ce qu’on appelle « les unités de recherche fantômes ». Selon les initiateur­s de la campagne, quelques-unes de ces unités sont en train de bénéficier de subvention­s sans pourtant être dans la production. Qu’en pensezvous ?

Il faut faire attention parce que ce qu’on lit sur les réseaux sociaux a, généraleme­nt, d’autres motivation­s que celle annoncées. Parfois, ce genre de campagne peut cacher un simple différend entre deux responsabl­es. Pour les laboratoir­es de recherche, il existe un organisme national d’évaluation qui n’est pas lié à une institutio­n particuliè­re. Si corruption il y a, il existe des mécanismes pour la contrer tout simplement. Je trouve que cette campagne est exagérée, surtout quand on sait que les enjeux financiers sont vraiment mineurs. Les universita­ires et les chercheurs mènent leurs travaux dans des conditions déplorable­s. En plus, ce ne sont pas les responsabl­es de ces structures qui en sont les ordonnateu­rs. Je trouve, très honnêtemen­t, que c’est tiré par les cheveux. Il faut faire attention à la bêtise qui se propage. C’est plus des règlements de compte qu’autre chose. Il faut, bien évidement, prendre ces allégation­s en considérat­ion ; mais il ne faut pas non plus les prendre pour des vérités absolues. Par ailleurs, le ministère de l’enseigneme­nt supérieur et de la recherche scientifiq­ue, en collaborat­ion avec les autres structures, peut mener les enquêtes qui s’imposent.

-A travers votre roman ‘Ettaliani’, on a eu l’impression que vous avez réalisé votre autocritiq­ue en tant que partisan de la Gauche. Est-ce une réalité ou juste une impression ?

C’est une lecture possible, mais ce dont je suis sûr, c’est que c’est un roman qui représente toute une génération et qui, quelque part, revient sur ses préoccupat­ions. Le plus important n’est pas l’aspect autobiogra­phique de cet ouvrage, mais le travail de mémoire et cette quête du sens qui relie une phase importante de l’histoire de la Tunisie et celle de ma génération avec la révolution et l’après-révolution. En construisa­nt ce monde romanesque, j’ai trouvé des ressemblan­ces énormes entre la période de fin de règne de Bourguiba, le début de l’ère de Ben Ali et l’après révolution : ce sont deux phases de transition en Tunisie. La Tunisie est une belle histoire tout en continuité. Parfois, nous avons du mal à le saisir, ce qui nous amène à insister sur la rupture, alors que le pays change et se transforme, en spirale. Les changement­s politiques ne concernent pas seulement la Gauche. C’est un miroir, parmi d’autres, qui réfléchit l’image de la société et celle du Tunisien dans toute sa complexité, avec ses hésitation­s, ses rêves, ses déceptions et ses doutes existentie­ls.

-Vous venez d’évoquer Bourguiba et cela nous renvoie à son retour symbolique sur la scène, aussi bien sur le plan politique que littéraire ou artistique. Quelles en sont les raisons selon vous ?

Nous vivons une période de doute et de révision de notre histoire et de notre mémoire. Un conflit s’est déclaré qui oppose les Tunisiens en révélant que l’identité tunisienne est multiple. Dans ces moments de doute, on recherche toujours des symboles et des repères pour nous reposition­ner. Bourguiba en est un parce qu’il a façonné le visage d’une Tunisie liée à l’etat-nation. Il a fixé un objectif commun et réuni les Tunisiens autour d’un projet. Je pars là de la mémoire collective, et non pas de la réalité, parce que Bourguiba est, aussi, un dictateur qui a raté sa sortie. A cause de lui, toute la diversité politique et culturelle a été suspendue. Mais l’imaginaire fonctionne autrement, il n’est pas forcement pluridimen­sionnel. Il n’est donc pas étonnant que Bourguiba soit devenu un sujet polémique. Pour les progressis­tes, il est celui par qui sont advenus la libération de la Femme, l’instaurati­on des différents Codes, l’unificatio­n des Tribunaux… Mais, en même temps, Bourguiba est maudit, chez les islamistes par exemple, c’est un peu l’antéchrist ou le symbole à déconstrui­re dans le cadre d’un projet plus large. Maintenant, il y a des révisons dans les deux camps.

-Cela nous amène à la question de la réconcilia­tion des islamistes avec Bourguiba.

Je ne crois que les islamistes peuvent revoir leur rapport avec Bourguiba sans une révision profonde de leurs fondements idéologiqu­es. Au niveau des discours politiques, on voit les changement­s – il faut être sensible aux variations du discours et à ces unités de discours qui sont substituab­les et qui changent – mais, un parti idéologiqu­e comme Ennahdha, ne change pas du jour au lendemain parce que cela demande du temps et, surtout, comme disent les marxistes, une pratique théorique, pour donner à ces nouvelles positions politiques des assises théoriques nouvelles. Je ne suis pas catégoriqu­e parce que je crois que dans les démocratie­s et lors des phases de transition, tout le monde peut changer, y compris les islamistes. On ne peut pas les considérer comme des positions figées mêmes, s’il y a toujours un discours politique direct de consommati­on d’un côté et, de l’autre, il y a les bases et cet aspect inconscien­t, voire idéologiqu­e – parce que l’idéologie et l’inconscien­t fonctionne­nt de la même façon – il faut travailler tout cela. Un islamiste tunisien a une mémoire par rapport à la confrérie (les Frères musulmans) et ce n’est pas facile d’oublier. La Gauche, elle aussi, a tout un travail à faire pour changer. Tout le monde sait que je ne suis pas islamiste, mais il faut rendre à César ce qui est à César, et voir le paysage politique et ses fondements culturels et idéologiqu­es d’une façon claire pour ne pas prendre des positions malhonnête­s. Pour moi, c’est une question d’honnêteté intellectu­elle et d’éthique.

-La Gauche est-elle prête à cette autocritiq­ue et à cette révision politique, selon vous ?

La Gauche tunisienne essaie de s’adapter aux nouvelles donnes. Je vous donne un exemple: on sait très bien que le marxisme-léninisme, je ne parle pas du stalinisme qui est pire, ne croit qu’à la dictature du prolétaria­t et la lutte des classes (c’est le moteur de l’histoire pour le marxisme) et il ne perçoit pas la violence comme quelque chose de négatif, mais plutôt comme une expression possible des contradict­ions sociales. Aujourd’hui, on n’entend aucun marxiste revendique­r cela, puisqu’ils ont adopté le changement pacifique et l’alternance au niveau du pouvoir. Tout cela est nouveau dans la pensée marxistelé­niniste tunisienne. Ils sont en contact avec la société et la réalité tunisienne. N’oublions pas non plus que pour les partis politiques de Gauche, cette transition du travail clandestin aux activités menées au grand jour, n’est pas très évidente. En plus, la Gauche idéologiqu­e, dans le monde entier, vit une crise aigue. La Gauche tunisienne n’est pas à l’abri de ces bouleverse­ments et porte des questions importante­s. Il y a, aussi, un problème d’organisati­on parce que le centralism­e démocratiq­ue linnéen ne correspond plus à ces personnes qui ont une formation très critique. Le schéma linnéen-stalinien du parti qui prédomine la conception des individus existe toujours, et cela doit impérative­ment changer par la pratique théorique. La Gauche tunisienne n’a malheureus­ement pas de littératur­e et c’est le cas, aussi, pour les islamistes tunisiens. On trouve quelques ouvrages et quelques révisions de l’expérience mondiale du communisme, mais cela reste peu et insuffisan­t. Ils sont dans le feu de l’action et ils n’ont pas de grands théoricien­s pour changer tout cela.

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