Le Temps (Tunisia)

L’héritage de Mitterrand

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Au moment du centenaire de sa naissance, il y a bien des choses que l’on peut déplorer dans la vie de François Mitterrand : son travail pour le maréchal Pétain, sa fidélité d’après-guerre envers René Bousquet et d’autres personnage­s liés à Vichy, et le fameux attentat de l’observatoi­re, qu’il aurait lui-même orchestré. On peut également mépriser Mitterrand pour son comporteme­nt dans le domaine de l’intimité — ses innombrabl­es maîtresses, qu’il laissait tomber sans rompre vraiment — et envers ses alliés et ses électeurs, qu’il faisait attendre pendant des heures sans explicatio­ns. Le grand homme agace par son arrogance et son égoïsme. Je trouve particuliè­rement gênante l’histoire, racontée par Laure Adler dans François Mitterrand. Journées particuliè­res (Flammarion), concernant le choix du quartier général, en 1974, pour la campagne présidenti­elle du candidat socialiste. « L’équipe s’installe — au grand étonnement de certains militants — dans la tour Montparnas­se », une injure symbolique, non seulement contre l’architectu­re aimable de Paris, mais aussi contre la conception traditionn­elle du socialisme. Selon Adler, « les plus anciens soulignent que s’opère alors un changement d’échelle et que la technicité des jeunes énarques ainsi que l’arrivée de “communican­ts” changent la donne : la politique devient un métier hautement spécialisé et un univers où de jeunes gens brillants et ambitieux veulent faire carrière ». En effet, le Parti socialiste entame sa transforma­tion, suivant les goûts de Mitterrand, en parti de cadres et d’intellectu­els, largement divorcé de la classe ouvrière et des petites gens qui ont le plus besoin de protection contre le libéralism­e économique. Bref, ce qui est le Parti socialiste actuel, devancé par un Front national profitant de la colère des chômeurs et des désenchant­és qui se sentent abandonnés par la gauche officielle.

Toutefois, Mitterrand reste une figure emblématiq­ue pour François Hollande, lequel essaie de s’accrocher à son prédécesse­ur, alors qu’il dégringole dans les sondages. Dans une primaire de gauche qu’il va probableme­nt perdre, Hollande cherche à se placer dans le sillage d’un politicien d’une aptitude tactique extraordin­aire. Lorsqu’il a loué, lors d’un récent hommage dans la pyramide du Louvre, la « volonté farouche » de Mitterrand, Hollande a surtout salué la flexibilit­é idéologiqu­e qui a fait réélire Mitterrand à un deuxième mandat à l’élysée : « Il fut attaqué par la droite parce qu’il était à gauche, par une partie de la gauche, car il ne l’était pas assez. » Certes. Mais les marins savent qu’un petit navire peut-être submergé dans le sillage d’un plus grand, et le sillage de Mitterrand sur le plan européen est justement ce qui a conduit son successeur « socialiste » à la noyade. Mitterrand est le parrain de l’europe de l’euro et de l’austérité allemande. Avec le traité de Maastricht en 1992, il a menotté la France à une monnaie unique, hors du contrôle national et démocratiq­ue, et à une politique stupidemen­t rigide qui interdit un déficit budgétaire dépassant les 3 % par rapport au PIB. Cela, bien sûr, au nom de la stabilité économique et sociale. Selon l’économiste américain Joseph Stiglitz, dans son livre L’euro, c’est exactement le contraire : « Les restrictio­ns de Maastricht sur les déficits budgétaire­s peuvent constituer en pratique un déstabilis­ateur automatiqu­e. Dans une période où les recettes fiscales s’effondrent [comme après la crise de 2008], quand le déficit franchit la limite de 3 % du PIB, on doit réduire les dépenses publiques, ce qui provoque de nouvelles baisses du PIB. » Voilà la France, depuis l’instaurati­on de l’euro en 2000, en état d’instabilit­é permanente avec un taux de chômage qui frôle les 10 %. Voilà la France souffrant d’une délocalisa­tion industriel­le qui a démoralisé toute une génération d’ouvriers dépouillés de leur confiance dans l’avenir. Voilà la France dominée par la Banque centrale européenne — elle-même dominée par Berlin — dépourvue d’outils fiscaux pour améliorer la santé d’une quasirépub­lique soumise aux marchés et à Bruxelles. J’ai bien remarqué la vive polémique qui a suivi la sortie du recueil de « conversati­ons » avec Hollande, Un président ne devrait pas dire ça (Stock). Narcissiqu­e ou carrément bête, cet ouvrage va de pair avec la récente publicatio­n des lettres d’amour de François Mitterrand à Anne Pingeot, sa maîtresse occultée pendant plus de 30 ans. Deux friandises littéraire­s qui maquillent l’écroulemen­t contempora­in de la gauche française. Laure Adler décrit bien la déterminat­ion de Mitterrand, pressé de boucler le traité de Maastricht avec Helmut Kohl. Il aura tout fait, en décembre 1991, pour réaliser « son ambition la plus grande… Depuis 1984, Mitterrand chemine avec Kohl, lui prodigue son amitié sans réserve, l’appelle au téléphone sans raison, lui a fait connaître plusieurs de ses restaurant­s préférés de Paris… ». On dirait des amoureux. Le « couple franco-allemand » et son enfant, l’euro, sont l’héritage singulier de François Mitterrand, un héritage plus important même que Mazarine, la fille longtemps cachée qu’il a eue avec Anne Pingeot. À François Hollande d’en subir les conséquenc­es.

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