Le Temps (Tunisia)

«La situation est objectivem­ent révolution­naire…»

Militant de la première heure contre le régime de Ben Ali, ancien membre du Groupe d’études et d’action socialiste en Tunisie (Geast) et du mouvement Perspectiv­es Tunisienne­s, Ezzedine Hazgui est l’un des témoins phares de l’histoire moderne de la Tunisie

-

Ezzedine Hazgui, militant et analyste :

Militant de la première heure contre le régime de Ben Ali, ancien membre du Groupe d'études et d'action socialiste en Tunisie (Geast) et du mouvement Perspectiv­es Tunisienne­s, Ezzedine Hazgui est l'un des témoins phares de l'histoire moderne de la Tunisie : du temps de feu Habib Bourguiba à celui de Ben Ali, en arrivant au 14 janvier 2011, il est une mémoire vivante de ce pays. Au cours de cet entretien, nous sommes revenus avec notre invité sur les différente­s stations politiques du pays sans omettre, bien évidemment, la scène nationale et internatio­nale actuelle.

-Le Temps : Avant de parler de la scène politique actuelle, on aimerait avoir votre avis sur l’élection de Donal Trump en tant que président des Etats-unis d’amérique. Selon vous, cette élection aurait-elle un réel impact sur les pays du ‘Printemps arabe’ ?

Ezzedine Hazgui : De nature, je suis spontané et j’aime beaucoup la clairvoyan­ce et la transparen­ce. Pour les autres, ce monsieur est un raciste et islamophob­e. Pour moi, cela ne m’intéresse pas du tout parce que je préfère avoir à faire à quelqu’un d’honnête qu’avec quelqu’un qui cache ses réelles intentions. Donc, cette élection ne m’a pas dérangé. Et puis, aux USA, le président de la République ne décide pas tout seul : c’est tout une administra­tion et des capitaux qui tracent la politique américaine surtout que les Américains sont connus par leur politique pragmatiqu­e. Les présidents exécutent en Amérique, ils ne décident pas vraiment. Les Américains l’ont choisi parce qu’ils en ont marre des mensonges des Démocrates, ils ont fait un choix fou, une sorte de révolte contre le système habituel. En ce qui concerne notre situation, je dirai que personne n’est déterminan­t sauf nous mêmes ; si on est prêt à accepter la politique des autres ce n’est pas Donald Trump qui va changer grand-chose. L’élément intérieur est le plus déterminen­t pour moi. Par contre, ceux qui s’intéressen­t à la politique extérieure, ils sont directemen­t liés à l’étranger, pour moi, ils ne sont pas patriotes. La grande majorité de nos dirigeants n’ont pas de vrais programmes et c’est pour cela qu’ils s’intéressen­t à l’extérieur en oubliant l’intérieur. Notre président est allé jusqu’au bout du monde et n’a fait aucune tournée en Tunisie. Cela prouve que l’intérieur ne l’intéresse pas.

Nos dirigeants croient que le peuple est un ensemble d’esclaves qui doit obéir à leurs désirs et leurs ordres. Je prends en considérat­ion l’étranger mais je ne le mets jamais en priorité, c’est notre réalité qui doit être prioritair­e. Pendant les années 60, avec Bourguiba et Ben Salah, – malgré que j’étais totalement opposé à eux – qui étaient vraiment patriotes, on avait un vrai projet national. Depuis, on n’a plus essayé d’en avoir. L’arrivée de Nouira, en 1972, avait tout bousillé et c’est de là qu’ont commencé les vrais problèmes de notre économie et ce contrairem­ent à ce que pensent la majorité de nos experts. La loi 72 a bousillé le travail, les villes côtières sont devenues entourées de zones rouges et l’intérieur du pays s’est appauvri. Depuis ce temps-là, on subit les conséquenc­es de ces mauvais choix politiques et économique­s. Même le tourisme et la manière dont il a été instauré nous a causé beaucoup de torts : on a vendu à bas prix nos richesses, les hôteliers ont été les seuls à avoir bénéficié de la situation et le

national a perdu surtout au niveau de l’agricultur­e. -Puisque vous venez d’évoquer Bourguiba et son ère, comment expliquez-vous ce fort retour de l’ancien président au lendemain de la révolution ?

C’est parce qu’on n’a pas tué le père et notre religion nous oblige à obéir à un chef qu’il soit Imam ou Emir. Notre culture se base sur la relation maître-esclave, notre religion aussi. On est donc soumis et, par conséquent, on a toujours besoin de père sinon on se perd rapidement. On n’a pas de repère qui change avec le temps. Après le 14 janvier, on s’est trouvé ‘orphelins’, ou du moins c’est ce que ressentait la majorité du peuple, et donc, nous avons cherché, parmi les morts, quelqu’un ayant un peu de crédibilit­é, pour qu’il représente une sorte de refuge. En plus, nous sommes une société commercial­e : on est des commerçant­s, des phéniciens, on s’attache beaucoup aux morts. Bourguiba, était, pour moi, un dirigeant qui a fait beaucoup de bonnes et de mauvaises choses. D’ailleurs, ce que nous avons maintenant, c’est la semence de Bourguiba : Ben Ali est le fruit de Bourguiba et la classe politique est celui de Ben Ali. Personne de cette classe n’y échappe et je défie tout le monde à ce sujet ! Jusqu’à maintenant, les politiques ont les mêmes réflexes que Ben Ali. Ce qui s’est passé à Jemna est le parfait exemple pour démontrer ce que je viens de dire. Rendezvous compte que pendant qu’une poignée de personnes créaient une associatio­n au sud tunisien et faisaient tout pour aider leur concitoyen­s, deux-cent-dix-sept députés et les dirigeants de la Kasbah et de Carthage dépensaien­t des milliards pour trouver des prêts à l’étranger : deux mondes différents ! Les premiers qui créent de la richesse avec les moyens du bord et les autres qui cherchent par tous les moyens à endetter davantage le pays et les prochaines génération­s. On dirait qu’on est gouverné par des associatio­ns qui cherchent des bayeurs de fonds pour trouver des solutions aux problèmes quotidiens. C’est cela notre vrai malheur ! On l’a, aussi, hérité parce que c’est une culture. Ben Ali aussi obéissait aux ordres de la Banque mondiale et Nouira de même. Il n’y a aucune différence entre toutes ces personnes. -Etes-vous en train d’insinuer que la révolution n’a rien changé ?

La révolution n’est pas le départ d’un président mais le changement profond (politique, culturel, économique) à tous les niveaux. Durant ces cinq dernières années, beaucoup de choses ont changé. Pour moi, cinq ans c’est trop, pour l’histoire d’un pays, cinq ans ce n’est rien. La société civile est devenue une réalité, un fait et ce malgré tout ce qu’a fait le système et ce qu’il continue de faire. Pour

moi, tous ceux qui dirigent le pays sont des mafieux qui soutiennen­t les mafieux. -Actuelleme­nt, tout le débat tourne autour du projet de loi des Finances de 2017. Que pensez-vous de ce texte polémique ? Le problème chez nous est que tous les secteurs sont devenus corrompus. Toutes les institutio­ns sont atteintes par la corruption. C’est devenu une culture : soit on est mafieux, soit on est mal-vu. Les idéaux et les principes ont changé. ‘Il s’est débrouillé’, un mot qui se répète tout le temps et qui veut dire que l’on est en train de se débrouille­r à coup de moyens louches et cela est devenu une politique commune. L’ancien système a créé la situation actuelle. L’année 2017 va être une année pénible et ils l’ont eux-mêmes avoué : c’est la classe moyenne, qui n’est plus moyenne, qui va payer les frais. Entretemps, ceux qui possèdent les richesses sont épargnés puisqu’ils ont choisi ceux qui nous gouvernent aujourd’hui. -Etes-vous d’accord avec ceux qui affirment que l’on risque de revivre le scénario de 1978 ?

Tout est possible et le 14 janvier le prouve. On peut s’attendre à tout. La situation est objectivem­ent révolution­naire et ce qui lui manque c’est l’élément déclencheu­r, l’élément subjectif qui est en dessus de la situation. D’ailleurs, la société civile, par exemple, devance énormément les ‘politicien­s’ qui ne sont pas en concordanc­e avec le 21e siècle et la troisième révolution mondiale qui est une révolution numérique. On est aujourd’hui obligé d’aller vers un système vertical. Aujourd’hui, c’est la démocratie participat­ive qui doit régner et elle sera notre salut. -La non-concordanc­e de nos politiques avec le 21e siècle s’applique-t-elle à nos deux-cent-cinq partis politiques ? Oui, parce qu’en réalité nous n’avons aucun parti politique ! Le parti c’est un programme détaillé, clair, net et précis. Aucun de ces deux-cent-cinq rassemblem­ents ne possède de programme. Même Ennahdha, qui est considéré comme un grand parti, n’est au fond qu’une grande associatio­n dirigée par un Califat qui dirige ce groupement depuis presque cinquante ans. Ennahdha non plus n’a pas de programme, c’est juste des personnes qui veulent accéder au pouvoir. Et, encore une fois, c’est la faute à Ben Ali qui a créé quelques partis et leur a donné un peu d’argent juste pour sauver les apparences.

Ce qu’on appelle aujourd’hui ‘union nationale’, c’est en fait juste une manière de partager le pouvoir. On ne peut pas parler d’union nationale parce qu’on est différent les uns des autres par définition. Toutefois, on peut être unis autour d’un programme national. Ce n’est pas les personnes qui transforme­nt les choses mais c’est les programmes.

-Est-ce que cela s’applique aussi au Front populaire qui a, rappelons-le, refusé de participer aux négociatio­ns de Carthage ?

Ils ont un peu raison ; à leur place, j’aurais fait la même chose. Ils ont refusé de le faire parce qu’il n’y avait aucun programme sur lequel on pouvait travailler. Je leur donne raison. Lors de la campagne électorale, Béji Caïd Essebsi avait parlé de quatre gouverneme­nts et de cent-cinquante experts. Où sont-ils aujourd’hui ? On ne peut pas travailler avec des menteurs. Toutefois, même le Front populaire n’a pas de programme. Il a juste des slogans et aucun projet réel. Tout le monde s’entend sur les slogans, cela n’a jamais posé de problème. -La question du Front populaire nous renvoie à une problémati­que plus vaste qui est celle de la Gauche tunisienne dans sa globalité.

On n’est plus au 20e siècle, aujourd’hui, il n’existe plus de Droite et de Gauche : des amis de Droite sont cultivés, pro liberté, pro économie participat­ive etc. Ce ne sont plus les slogans du 20e siècle qui font la différence. Est-ce que je dois continuer à définir la Gauche par ses slogans ? La Gauche et la Droite, la nomination même n’a plus lieu d’avoir. On doit tout réviser et remettre en question, tout l’ancien système même avec la répartitio­n politique. Si on ne le fait pas, on ne réussira pas à avancer. La majorité des Tunisiens ne s’intéresse plus à ce qui se passe : si on ne prend pas en considérat­ion les cinq millions qui n’ont pas voté, c’est que l’on n’a rien compris. Il faut essayer de comprendre pourquoi ils ne sont pas intéressés par la politique ; ils ont une autre vision du monde et des libertés. Après une révolution, des personnes de quatre-vingt et quatre-vingt-dix ans veulent continuer à gouverner des jeunes... Le monde a changé, il n’y a plus de Gauche, de Droite, de mal ou de bien : il y a juste des solutions à des problèmes. Tout le reste n’est que littératur­e et de l’ancienne littératur­e qui n’est plus crédible. -Vos propos sont surprenant­s de la part de l’une des figures phares de la Gauche tunisienne. C’est une évolution, je suis encore marxiste

je suis donc dans l’analyse de la situation concrète : je rêve d’un rêve révolution­naire qui peut se réaliser. Le marxiste en moi parle d’analyse concrète et rêve de choses réalisable­s. Je ne suis pas dogmatique, je ne suis pas un religieux moi, donc j’évolue. Je n’ai aucun tabou, je suis contre tous les tabous d’ailleurs et je suis pour les possibilit­és, réelles, au profit de la grande majorité des personnes. -Avez-vous déposé un dossier auprès de l’instance vérité et dignité ? Non. Je ne suis pas un mercenaire et tout ce que j’ai fait, je l’ai fait par conviction. Je paie une sorte de dette envers ma Patrie et je refuse que cela soit le contraire. Je n’essaie pas d’avoir une contrepart­ie pour mes conviction­s et pour quelque chose que j’ai faite parce que je voulais le faire. Je savais que je finirai en prison, je ne peux pas accepter une compensati­on pour ma conviction et pour mon amour. Quand on aime quelqu’un, on n’est pas payé en retour ! -Et que pensez-vous de toute cette polémique qui tourne autour de la même Instance et, surtout, de sa présidente ?

Je n’ai rien contre cette Instance et je pense que son existence est vitale pour notre transition. Maintenant, ceux qui la dirigent, il y a beaucoup de choses à dire : des tractation­s politiques entre les différente­s parties prenantes. Ben Seddrine a été proposée par Ennahdha et maintenant, apparemmen­t, tout le monde la lâche. On est toujours dans le micmac. Dans la pourriture, on ne peut pas trouver quelque chose de bien. J’adhère totalement au concept sauf que les dirigeants, eux, sont louches. Je n’ai par exemple rien contre l’assemblée des représenta­nts du peuple, mais j’ai un problème avec ses membres. -Ceux là mêmes qui ont été élus par le peuple ?

Oui, c’est vrai mais la manière dont ils ont été élus est largement contestabl­e. Nous avons, d’ailleurs, beaucoup d’instances qui peuvent être bénéfiques pour le pays mais leur contenu est toujours contesté et contestabl­e. Tout l’est pour moi parce que rien n’a été fait dans la transparen­ce. Tout a été mal entamé : je ne suis pas contre l’idée mais contre la démarche, le fonctionne­ment et, surtout les détails. -Pour finir, êtes-vous optimiste face à cet avenir incertain ? Absolument, je fais entièremen­t confiance aux jeunes, à l’histoire, à la science et à la troisième révolution mondiale que nous vivons malgré tout et tout le monde. La Tunisie réussira sa transition et finira, tôt ou tard, par arriver à bon bord. Je ne serai peut-être plus de ce monde, mais la jeunesse en profitera. La Tunisie a toujours réussi, durant des millénaire­s, à surmonter ses problèmes. Il vaut mieux avoir de vrais problèmes pour trouver de vraies solutions que de ne rien avoir.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia