Le Temps (Tunisia)

Violence verbale et incivisme au quotidien

- Rym BENAROUS

La scène se passe au Marché municipal de l’ariana, à la veille de l’aïd. Une dame âgée et sa fille s’arrêtent devant un vendeur de fruits et lui demandent de leur peser un kilo de pêches. L’homme s’exécute et met, dans un sachet, deux pêches bien rouges et le reste des fruits jaunes et pas mûrs. Déçue, la dame lui explique qu’elle désire des pêches mûres. Le vendeur lui rétorque alors : « Et les autres fruits, j’en fais quoi ? Je les donne à ma mère ? » Excédée par sa réponse, la vieille dame lui explique qu’elle ne désire plus en acheter. La réplique du vendeur ne se fait pas attendre qui lui dit sur un ton méprisant et agressif : « Si tu n’étais pas une femme, je t’aurai cogné avec ce sachet ! » Mais l’affaire ne s’arrête pas là puisqu’il prononcera par la suite une pléthore de propos insultants et blasphémat­oires qui ferait hérisser le poil de tout un chacun de par leur sexisme et leur vulgarité. Les deux femmes se sont rendues au poste de police pour porter plainte mais on leur a demandé tout simplement d’attendre. Attendre qui, attendre quoi ? Finalement, elles rentreront bredouille­s, lassées d’attendre un droit qu’elles n’obtiendron­t jamais. Dans le couloir, un agent expliquera à son ami qu’elles sont là parce qu’elles ont été insultées au marché. Ce à quoi l’homme lui répondra sur un ton railleur : « Il y a pire dans la vie. » Deuxième jour de l’aïd, aux alentours de Lafayette à Tunis, vers 22h du soir. Deux femmes et un jeune enfant sont à bord d’une voiture, de retour de chez leurs proches. Le petit garçon est fatigué et veut dormir. La chaleur dehors est suffocante. Sur la route, une Mini Cooper noire rayée de blanc avance lentement en milieu de route. Impossible donc de la dépasser. La conductric­e klaxonne pour pouvoir avancer plus rapidement. Elle reçoit en réponse un flot d’injures vulgaires et sexistes prononcées aussi bien par l’homme au volant que par celui qui est à ses côtés. Quelques mètres plus tard, une voiture de police est stationnée. La conductric­e s’arrête, tremblant de tous ses membres. Elle interpelle l’un des deux policiers et lui rapporte la scène choquante qu’elle vient de vivre. La Mini Cooper fonce alors à toute allure et s’engouffre dans l’une des artères de droite. Avec un calme olympien, l’agent demande si elle a relevé le numéro de la plaque d’immatricul­ation du véhicule. Elle répond qu’elle n’en a pas eu le temps. Haussement d’épaules du policier. Fin de l’histoire ? Non, car dès qu’elle reprendra le volant, la dame recroisera la route des deux énergumène­s qui l’insulteron­t de nouveau à haute voix et la traiteront de tous les noms, devant sa mère et son enfant, au nom de la liberté, de l’impunité et de la gabegie. A qui peut-on se plaindre dans pareille situation ? Qui accorde un réel intérêt à un citoyen qui se fait agresser verbalemen­t dans la rue ? D’ailleurs, comment prouver les faits et puis, à quoi bon se plaindre ? Obtenir réparation peut-il faire oublier à une victime l’humiliatio­n subie et le flot de propos injurieux qui lui a méchamment été adressé ? Enfin, comment faire oublier cette scène violente à un enfant qui a assisté au lynchage verbal de sa mère et le convaincre de respecter les adultes et de s’ouvrir sur les autres ? Tunisie 2017. Un pays en ébullition, une société en mutation, des réformes douloureus­es entamées, de nombreuses lois avant-gardistes votées et une mise en applicatio­n bien souvent au point mort. Cela ne s’applique malheureus­ement pas qu’aux violences à l’encontre des femmes ou encore à la violence tout court aussi bien physique que verbale car le problème est bien plus général, plus global. La Tunisie a certes mené avec brio une révolution politique pacifique et, malgré quelques couacs et au prix du sang de martyrs qui a coulé à flots, le pays a emprunté le chemin ardu de la démocratie. Mais malheureus­ement, la révolution sociétale n’a pas été entamée et encore moins celle des mentalités qui continuent à déverser leur venin empreint de sexisme, de violence, d’homophobie, d’intoléranc­e et d’incivisme au quotidien. La Tunisie d’aujourd’hui avance à pas hésitants sur un fil suspendu, ne sachant trop ce que lui réserve le lendemain et encore moins le futur. La Tunisie d’aujourd’hui est forte de sa démocratie mais reste vulnérable à cause des trop nombreuses dérives de ses enfants. Au centre de tous les regards, la Tunisie d’aujourd’hui est tel un vase en cristal de Bohème, brillant de mille feux, délicat, précieux, magnifique. Attention toutefois aux coups qui lui sont portés aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur et qui risquent de le briser en mille morceaux.

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