La crise de nos démocraties est partie pour durer
Le temps des éditeurs n’est pas tout à fait le même que celui des électeurs. La montée en puissance de Donald Trump en 2015, puis son élection en 2016, quelques mois après le vote du Royaume-uni en faveur d’une sortie de l’union européenne, ont nourri des projets de livres aux titres apocalyptiques publiés depuis le début de l’année: sur les rayonnages des librairies anglo-saxonnes voisinent des ouvrages analysant le «repli du libéralisme occidental», le «destin de l’occident», le «pire des mondes» ou «l’errance des partis de gouvernement». Stephen King (ne pas confondre avec l’auteur de Shining: il est économiste chez HSBC) conclut même son Grave New World. The End of Globalization, The Return of History sur un saut temporel montrant, en 2044, une des filles Trump –probablement Ivanka– en pleine levée de fonds pour sa campagne présidentielle, dans un monde où l’union européenne s’est effondrée et où les États-unis ont quitté l’otan... Pour les défenseurs de la «démocratie libérale», le contexte actuel paraît pourtant légèrement moins sombre: l’extrême droite a échoué dans sa tentative de s’emparer de la présidence de l’autriche puis de celle de la France, et a réalisé un score relativement décevant aux législatives néerlandaises; les premiers mois de Trump au pouvoir se révèlent extrêmement chaotiques, pour ne rien dire de ceux de la coalition chargée de mettre en place le Brexit outre-manche. Mais la tendance de long terme demeure, comme le souligne un récent baromètre du vote en faveur des partis «autoritaires-populistes», qui estime qu’il est passé de moins de 10% en 2004 en Europe à plus de 18% cette année.
Dans la conclusion de son livre, Stephen King explique que quand il s’est lancé dans son écriture, en 2015, il ne s’attendait pas aux bouleversements politiques à venir, au point de «suggérer en blaguant à un certain nombre de gens [qu’il] semblerait beaucoup plus pertinent si les électeurs britanniques se prononçaient en faveur du Brexit et si les Américains élisaient Donald Trump». Comme en écho, l’éditorialiste du Financial Times Edward Luce a lui écrit dans The Retreat of Western Liberalism, paru fin avril, que «si Marine Le Pen devait perdre l’élection présidentielle en France et Angela Merkel se maintenir au pouvoir en Allemagne, ou voir le leader du SPD Martin Schultz lui succéder, cela ne signifiera pas que la crise du libéralisme occidental touche soudainement à sa fin, même si je soupçonne que beaucoup l’interpréteront de cette façon». Déjà un coup au but... Comme l’expliquait récemment le chercheur néerlandais Cas Mudde, nous sommes trop attentifs aux événements de court terme etrisquons de passer d’un excès à l’autre, de «Le populisme est imbattable» à «Le populisme est mort». Si la menace s’est temporairement atténuée, les facteurs qui la propulsent sont loin d’avoir disparu. Ils sont nombreux –la crise des médias et experts traditionnels, des bulles de filtre aux fake news, a ainsi fait l’objet de plusieurs ouvrages spécifiques cette année– mais se ramènent pour l’essentiel à un postulat du même Cas Mudde: «La démocratie illibérale est une réponse au libéralisme non démocratique.» Dit autrement, résume Bill Emott dansthe Fate of the West, la démocratie libérale a échoué à assurer deux de ses promesses essentielles, l’égalité et l’ouverture. Selon cet ancien rédacteur en chef de The Economist, elle est attaquée «pour la bonne raison qu’elle a récemment échoué à vraiment fournir ce que les citoyens en étaient venus à attendre d’elle, notamment la justice, la prospérité et la sécurité, avec pour effet pervers que des individus et des forces qui revendiquent des idées ouvertement non-occidentales, au premier rang desquels Donald Trump, sont parvenus au pouvoir».
«Un Versailles post-moderne»
La prospérité n’est plus au rendez-vous, depuis plusieurs décennies, pour un segment bien identifié de la population de ces pays: la partie inférieure des classes moyennes. On le voit distinctement sur ce qu’edward Luce qualifie de «graphique le plus informatif du monde» à l’heure actuelle, la «courbe éléphant» de l’économiste Branko Milanovic, qui montre l’évolution des différentes classes de revenus dans le monde entier. Le corps de l’éléphant représente les revenus en forte progression de la moitié de l’humanité la plus pauvre, pour l’essentiel située dans les pays émergents; la trompe ceux, également en forte croissance, des classes supérieures des pays développés, les célèbres «1%». Entre les deux, le visage de l’éléphant incarne la stagnation des revenus des classes moyennes des pays industralisés, dont le problème n’est pas tant qu’elles vivent mal mais qu’elles vivent moins bien qu’elles pouvaient l’espérer: «L’état d’esprit amer de l’occident a trait à la psychologie des attentes déçues davantage qu’au déclin de son confort matériel», écrit Edward Luce. Une stagnation qui nous ramène à des temps anciens, prédémocratiques, pointe l’auteur, qui rappelle par exemple qu’entre 1300 et 1700, le revenu par tête de l’angleterre avait seulement doublé en quatre siècles, «un taux si faible qu’il en devient imperceptible». Et une stagnation qui s’incarne de plus en plus géographiquement, les métropoles occidentales très dynamiques devenant «des îles tropicales bordées d’océans de ressentiment», où vivent des riches «enfermés dans un Versailles postmoderne», qui forment une classe sans frontières et sont regardés avec envie ou colère à l’intérieur de leur pays comme au dehors. Selon Stephen King, «un développement économique qui réduit les inégalités entre les Étatsnations mais semble les accroître au sein des mêmes États-nations crée inévitablement une tension entre le désir d’un progrès global des niveaux de vie et une demande de stabilité économique et sociale chez soi», désir qui peut lui-même être miné «par les énormes flux de migration du XXIE siècle». Dans son ouvrage, Bill Emmott estime lui que le problème n’est pas tant cette hausse des inégalités que le fait qu’elle s’accomplisse au prix de la subversion du principe un homme, une voix: non seulement nos sociétés sont de plus en plus inégales, mais «le droit égal à devenir inégal» existe de moins en moins. Comme d’autres de ses confrères, il cible ici les grandes institutions financières et la façon dont elles ont réussi à se sortir de la crise de 2008 sans trop d’égratignures, et quasiment sans une condamnation pénale: «Ne minimisons pas ce qui s’est passé. Ces forces ont distordu ou désarmé les politiques publiques grâce au petit jeu entre leurs intérêts et les élus ou gouvernants, reposant parfois sur la corruption, parfois sur la persuasion et la tromperie. [...] Tout cela reflète un phénomène plus large: la façon dont les faiblesses de la démocratie peuvent conduire au désastre quand les groupes d’intérêts remportent le match démocratique en subvertissant les règles du jeu et quand les arbitres élus –c’est à dire les gouvernements– détournent les yeux de ce qui se passe pour empocher une récompense politique immédiate.» Ce phénomène de détournement du jeu démocratique au profit des intérêts privés, où la voix d’un Américain vaut beaucoup moins que les dollars de contributions financières de grands groupes, pousse Emmott à hisser les banques au premier rang des «faux amis» de la démocratie, ces groupes qui ont constitué un pouvoir nondémocratique et «qui constituent l’explication de Trump, du Brexit, de Le Pen». Une catégorie très large puisqu’il y range aussi les nombreuses professions protégées, les agriculteurs, les organisations patronales et les syndicats, ou encore le poids accordé au lobby des retraités ou aux salariés titulaires d’emplois stables, qui pèsent excessivement selon lui vis-à-vis des jeunes et des précaires. «Si la démocratie signifie simplement les meilleures élections et politiques qu’un milliardaire, un banquier ou un groupe high-tech en situation de monopole puissent acheter, conclut-il, elle mourra bientôt ou sera détrônée.»